TEXTE RUSSE / РУССКИЙ ТЕКСТ

IRINA KALNITSKAÏA

PARIS – MADRAPOUR

PIÈCE EN DEUX ACTES D'APRÈS LE ROMAN DE ROBERT MERLE
"MADRAPOUR"


Quinze personnes s’embarquent dans un charter destination Paris – Madrapour. Touristes cosmopolites: un diplomat français, un savant anglais, un fabricant français, un jeune Allemand, un beau Italien, deux Américaines, une jeune Française...
Quelles seront leurs relations? Que vont-ils devenir?

On peut acheter la pièce imprimée. Si vous avez besoin de quelques renseignements touchant l’achat du livre, vous pouvez vous addresser au Rédacteur en chef de l’édition “Altaspera Publishing & Literary Agency Inc.” Monsieur Boris Kriger.







Tous droits de reproduction et d’adaptation pour la scène sont encouragés par l’auteur à condition qu’elle soit informée.

© Irina Kalnitskaïa


LE CENTENAIRE DE ROBERT MERLE


Robert Merle

Professeur de la littérature anglaise, docteur ès lettres, Robert Merle a commencé son activité littéraire en 1949, à l’âge de 41 ans, par son roman Week-end à Zuydcoote, ispiré de son expérience de soldat de l’Armée Française.

Son début littéraire réussit: il obtient le prix Goncourt, son roman est adapté sur l’écran avec, dans le rôle principal, de Jean-Paul Belmondo. Suivent: La Mort est mon métier (1952), L’Île (1962) – Prix de la Fraternité en 1962, Un animal doué de raison (1967), Derrière la vitre (1970), Malevil (1972) – Prix John Wood Campbell Memorial en 1974, Les homes protégés (1974), Madrapour (1976), Le jour ne se lève pas pour nous (1986), L’Idole (1987), Le Propre de l’Homme (1989).

En 1997, Robert Merle se lance dans une fresque historique en 13 volumes, fidèle à la pensée de Michel de L’Hospital, homme d’Etat français du XVIe siècle connu par l’étendu de son esprit et la pureté de ses intentions: "Ne verra-t-on la Fortune de France relevée? Ou demeurera méprisée et pour jamais couchée en terre".

Ces mots servent d’épigraphe à toute la série de romans historiques de Robert Merle: Fortune de France (1977), En nos vertes années (1979), Paris ma bonne ville (1980), Le Prince que voilà (1982), La Violente Amour (1983), La Pique du jour (1985), La Volte des vertugadins (1991), L’Enfant-Roi (1993), Les Roses de la vie (1995), Le Lys et la Pourpre (1997), La Gloire et les Périls (1999), Complots et cabales (2001), Le Glaive et les amours (2003) – Grand Prix Jean Giono en 2003.

"Je suis passionné d’histoire de France et, comme mon travail est très bien accueilli, je continue avec bonheur. Je ne cesse de me documenter pour rester le plus près possible de la vérité. Être le plus vrai possible, c’est l’essentiel pour moi"
(extrait de l'interview accordé aux journalistes Dominique Grosfils et Jean-François Le Texier à l’occasion de la publication du 13e volume, en 2003).

Robert Merle est également l’auteur de quelques essais: Oscar Wilde ou la "destinée" de l’homosexuel (1955), Vittoria, princesse Orsini (1959), Moncada, premier combat de Fidel Castro (1965), Ahmed Ben Bella (1965), Oscar Wilde (1984); et de quelques pièces: Tome I: Sisiphe et la Mort, Flaminco, Les Sonderling (1950), Tome II: Nouveau Sisiphe, Justice à Miramar, L’Assamblée des femmes (1957), Tome III: Le Mort et le vif, Nanterre la Folie (1992), Pièces pies et impies (1996).

Ses nombreuses œuvres ont été adaptées sur grand écran.

Robert Merle, un des plus grands écrivains français du XXe siècle, est décédé le 27 mars 2004.






Lettre de Robert Merle envoyée à Irina Kalnitskaya en 1992

Chère Irina,
J’apprends avec plaisir que vous avez fini la pièce et que vous commencez à prospecter les théâtres pour la faire jouer.
Si vous venez à Paris, téléphonez-moi. J’aimerais vous inviter à déjeuner.
Je vous promets solennellement de répondre plus rapidement à votre prochaine lettre!!...
Croyez-moi très cordialement votre
R.Merle


PERSONNAGES


SERGIUS: Un savant anglais, entre 40 et 50 ans. Bon, sympathique, bien bâti, mais pas très beau.
L’HÔTESSE: Le visage ravissant, blonde, petite, la taille mince, le buste rond, les jambes longues.
Mrs. BANISTER: Une aristocrate, entre 40 et 50 ans. Elle a un genre de visage qui paraît destiné à refléter la fierté. Les yeux remontant, ainsi que les sourcils, vers les tempes évoquent le masque d'un acteur japonais. Le sourire est méprisant. Les prunelles sont d'un noir intense. Un nez pointu. Un corps magnifique, inattaqué par les ans.
Mrs. BOYD: Une Américaine du troisième âge. Petite, cheveux blancs coiffés en coques démodées, le visage rond et lisse, le teint frais, la bouche charnue et le petit bedon. Parle avec un fort accent.
Mme MURZEC: Entre 40 et 50 ans. Des cheveux pauvres, de couleur mal définie, tirés en arrière. Un teint bilieux, des dents nicotinisées, le visage est une symphonie en jaune. Et dans tout ce jaune éclatent des grands yeux bleus. Nul homme ne pourrait vivre plus de quelques années sous son regard implacable. Elle porte un tailleur de tweed gris.
BLAVATSKI: II parle avec un fort accent américain. Les yeux gris, aigus, inquisiteurs, se cachent derrière des verres épais. Le nez fort, les lèvres ourlées s'ouvrent sur de grosses dents blanches. Le menton carré a une fossette. Ses cheveux sont si drus, si frisés et si compacts qu'ils lui donnent l'air de porter sur le crâne un casque protecteur. Cet homme paraît être armé dans la lutte pour la vie. Entre 40 et 50 ans.
ROBBIE: Un délicieux homosexuel de nationalité allemande. Vif, intelligent, de beaux yeux marron, les boucles blondes. Il se permet une orgie de couleurs pastel: pantalon vert pâle et chemise bleu azur, le foulard orange qui entoure son cou flexible. Il porte des sandales rouges découvrant des ongles vernis de rose. Il a l'air d'une fleur alanguie sur une tige trop haute sur ses jambes interminables et ses longues mains fines.
CARAMANS: Un Français d'une quarantaine d'années. Il a un air de supériorité tranquille et une moue dédaigneuse qui soulève légèrement sa lèvre supérieure du côté droit. Il baigne dans les tons gris, anthracite et noir. La coupe de ses cheveux est bien correcte, pas un poil ne dépassant l'autre. Il a une façon bien particulière d'être bien habillé: tout est dans la coupe et le tissu.
CHRESTOPOULOS: Un Grec. Il parle avec accent. Une tête ronde couronnée d'abondants cheveux poivre et sel, des yeux de geai à la fois perçants et fuyants, d'épais sourcils noirs, une grosse moustache. Un gros ventre. Il porte beaucoup de bijoux et de bagues, tous en or. Jaunes aussi sont sa large cravate de soie et ses chaussures.
PACAUD: Un fabricant français, entre 40 et 50 ans. Chauve, de gros yeux saillants, le cou raide fiché dans les épaules carrées, les hanches courtes. Il porte à sa boutonnière le ruban de la Légion d'Honneur et le macaron du Rotary club.
BOUCHOIX: Un Français très maigre, entre 40 et 50 ans. Il est l'image même de la mort. Aucune expression dans les yeux vides et aucun signe particulier sauf sa manie de tripoter sans fin un jeu de cartes.
MICHOU: Un fruit vert: elle n'a pas de seins, ni hanches, ni fesses. Le front bas, une mèche châtain clair sur l'oeil, des traits menus dans un joli ovale. Elle est vêtue d'un jean délavé et d'un pull à col roulé.
MANZONI: Un bel Italien qui parle français avec accent. Grand, bien découplé, un masque d'empereur romain. Il porte un complet clair, presque blanc, une chemise mauve et une cravate bleu marine. Il est très riche.
Mme EDMONDE: Grande, bien faite, moulée dans une superbe robe verte à ramages noirs. Elle fixe tous les hommes avec des yeux noyés et la bouche à demi ouverte, mais quelque chose de dur dans son oeil dit qu'il y a du commerce derrière ce sexe à l'étalage.
L'HINDOU: Grand, majestueux, les traits racés, très élégant. Il est vêtu en flanelle gris clair. Son langage est très raffiné. Dans les yeux, on lit une intelligence aiguë.
L'HINDOUE: Grande, majestueuse, les traits racés. Elle se drape dans un sari chatoyant qui moule les formes très féminines. Ses yeux, brillants, légèrement exorbités, ont une expression de haine.






PLAN DE LA PREMIÈRE CLASSE







ACTE PREMIÈR


Un salon d'avion. Les sièges fixés au sol et comportant tous une ceinture de sécurité sont disposés en cercle et occupés par les voyageurs. A une extrémité du salon, on voit le rideau orange de la cambuse. L'exit se trouve du côté gauche, près de ce rideau. A l'autre extrémité du salon, on voit le rideau séparant la classe touriste. Pour passer aux toilettes, on doit traverser la classe touriste.

Entre Sergius. Il s'arrête sur le seuil du charter.


L’HÔTESSE: Le vol pour Madrapour. Vous êtes Mr. Sergius?
SERGIUS: Oui.
L’HÔTESSE: Vous nous avez beaucoup retardés. Tous les passagers sont déjà à bord. Le charter vous attend.

Sergius reste immobile.

L’HÔTESSE /avec un sourire/: Vous ne venez pas avec nous, Mr. Sergius?

Sergius entre dans le salon. l'hôtesse ferme la porte et la verrouille. Sergius reste debout, sa serviette au bout du bras.

L’HÔTESSE: Prenez place, Mr. Sergius.
SERGIUS: Mais, j'ai un billet de classe économique.
L’HÔTESSE: La classe économique est vide. Vous n'allez pas rester seul. Vous vous ennuieriez.
SERGIUS /un peu confus/: Je ne peux pas voyager dans une classe supérieure à celle de mon billet.
L’HÔTESSE /avec une ironie tendre/: Mais je vous assure, Mr. Sergius, c'est sans importance. Et, pour tout vous dire, vous simplifieriez beaucoup mon service en vous installant ici.

Sergius prend place dans un fauteuil, glisse dessous sa serviette et attache sa ceinture. Les autres voyageurs sont assis de la manière indiquée sur le plan.

L’HÔTESSE: Mr. Sergius, voudriez-vous me remettre votre passeport et tout le numéraire que vous avez sur vous?
SERGIUS /stupéfait/: Le numéraire! Mais c'est très inhabituel!
L’HÔTESSE: Ce sont les ordres, Mr. Sergius. Il va sans dire que je vous remettrai un reçu et que votre argent vous sera rendu à l'arrivée.
SERGIUS: Je ne vois pas la raison de ce règlement absurde.
BLAVATSKI /avec un accent américain/: Ecoutez, brother, vous n'allez pas discuter sur tout! Vous nous avez déjà assez retardés comme ça. Crachez votre fric à l'hôtesse et n'en parlons plus.

Sergius fait semblant de ne pas entendre cette grossière interruption. Il sort de sa poche son porte-billets.

SERGIUS /avec ironie/: Dois-je aussi vous remettre mes chèques de voyage?
L’HÔTESSE: J'allais vous le demander.

L'hôtesse part, emportant le tout. Les passagers dévisagent Sergius. Sergius relève les paupières et regarde à son tour ses regardeurs. Ceux-ci détournent les yeux et prennent un air indifférent. Seule Banister accueille son regard avec défi. Les Hindous ne regardent personne, ils sont aussi immobiles que des statues. Tout d'un coup, de chaque côté du rideau de la cambuse, les voyants lumineux sont éclairés. Ils annoncent en deux langues: "Attachez vos ceintures", "Fasten your belts". L'hôtesse sort de la cambuse.

L’HÔTESSE: Attachez vos ceintures, s'il vous plaît!

Les passagers attachent leurs ceintures. On entend un très faible vrombissement, comme celui d'un réfrigérateur qui se remet en marche.

MURZEC /essayant d'attirer l'attention de l'hôtesse, d'une voix coupante/: Mademoiselle!
L’HÔTESSE /en se tournant vers Murzec/: Madame?
MURZEC: Pourquoi le commandant de bord ne nous a-t-il pas souhaité la bienvenue?
L’HÔTESSE: Je suppose que le haut-parleur ne marche pas.
MURZEC /accusatrice/: Dans ce cas, c'est à vous de faire l'annonce.
L’HÔTESSE /poliment/: Vous avez tout à fait raison, madame. Malheureusement, j'avais tout ça sur un petit papier et je ne sais pas ce que j'en ai fait.

L'hôtesse se met à chercher dans les poches de son uniforme, sans hâte. Les passagers débouclent leurs ceintures, ils s'agitent, ils fouillent dans leurs bagages à main, ils déploient leurs journaux, les femmes arrangent leurs cheveux.

MURZEC /avec sarcasme/: Et avez-vous besoin d'un petit papier pour faire une annonce aussi simple?
L’HÔTESSE /avec naturel/: Mais bien sûr. Je suis nouvelle. C'est mon premier vol à destination de Madrapour. /étonnée/ Mais le voilà!

L'hôtesse lit d'une voix monocorde.

L’HÔTESSE: Mesdames, messieurs, je vous souhaite la bienvenue à bord. Nous volons à une altitude de 11 000 mètres. La température extérieure est de moins 50 degrés centigrades. Merci.

MURZEC /avec indignation/: Mais, mademoiselle, votre annonce est manifestement incomplète! Elle ne nous dit pas le nom du commandant de bord, pas davantage le nom et le type de l'appareil, ni l'heure à laquelle nous ferons escale à Athènes.
L’HÔTESSE /tranquillement/: Est-ce bien utile de savoir tout cela?
MURZEC /avec colère/: Eh bien, posez la question de ma part au commandant et revenez me donner les réponses.
L’HÔTESSE: Oui, madame.

L'hôtesse s'éloigne vers le rideau de la cambuse.

BLAVATSKI /avec un accent américain, à Sergius/: Ça jacasse, ces femelles françaises! /avec familiarité/ Heureux de vous rencontrer, Sergius, je m'appelle Blavatski.
SERGIUS /surpris, froidement/: Heureux de vous rencontrer, monsieur Blavatski.
BLAVATSKI /avec un coup d'oeil complice/: D'après ce que je me suis laissé dire, vous parlez une quinzaine de langues et vous êtes interprète à l'ONU.
SERGIUS /avec méfiance /: Comment savez-vous tout cela?
BLAVATSKI: C'est mon métier de savoir. Moi, le nom du commandant, je m'en fous. Mais ce que je voudrais savoir, c'est le type de l'appareil. Je n'ai jamais rien vu de semblable. En tout cas, ce n'est pas un Boeing, ni un DC10. Je me suis demandé si ce n'était pas votre Concorde, Sergius.
CARAMANS /d'un ton acide/: Notre Concorde. Il n'y a que les moteurs qui sont britanniques. Le Concorde lui-même est français.
SERGIUS: Nous ne sommes pas dans un Concorde. Monsieur Blavatski, le Concorde est beaucoup plus étroit.
CARAMANS /d'un air ironique/: Et il ne vole pas à 950 Km.
BLAVATSKI /agressif/: En tout cas, nous sommes dans un avion français. Il n'y a qu'à voir la disposition tout à fait stupide des sièges. Elle fait perdre au moins la moitié de la place. Les Français n'ont jamais eu la moindre idée de la rentabilité d'un avion.
CARAMANS /avec le plus grand calme/: J'espère pour nous que nous sommes, en effet, dans un avion français. Je n'aimerais pas que la soute à bagages s'ouvre en plein vol.

Caramans ouvre Le Monde avec une moue dédaigneuse qui soulève sa lèvre supérieure.

BLAVATSKI /à Sergius/: Ce Français me fait... Et la preuve, c'est que je vais aux toilettes.

Il fait entendre un gros rire, en montrant ses grosses dents et, se levant, se dirige vers la queue de l'avion. Caramans ne bronche pas. Dès que Blavatski a disparu, Chrestopoulos traverse avec hâte le rond, s'assied dans le fauteuil de Blavatski, se penche vers Sergius.

CHRESTOPOULOS: Monsieur Sergius, j'ai un conseil à vous donner, c'est de vous méfier de ce Blavatski. C'est un agent de la CIA. /d'un ton humble/ Je m'appelle Chrestopoulos. Je suis Grec.

Sergius ne répond pas.

CARAMANS /à voix basse/: Sur quoi fondez-vous votre assertion?
CHRESTOPOULOS: Sur mon intuition.
CARAMANS /en relevant le côté droit de sa lèvre supérieure/: Vôtre "intuition"?
CHRESTOPOULOS /avec passion/: Ne vous moquez pas de mon intuition. Si je n'avais pas appris du premier coup d'oeil à placer les gens, je n'aurais pas survécu.
CARAMANS: Et moi, vous me placez?
CHRESTOPOULOS: Bien sûr. Vous êtes un diplomate français envoyé en mission officielle à Madrapour.
CARAMANS /d'un ton sec/: Je ne suis pas diplomate.

Caramans se remet à sa lecture du Monde. Chrestopoulos sourit d'un air de triomphe.


CHRESTOPOULOS /aimable/: En tout cas, je vous ai prévenu. Ce type a probablement les poches bourrées de gadgets d'écoute.
CARAMANS /sans détacher les yeux de son journal/: Je ne vous ai rien demandé. A quoi rime cet avertissement?
CHRESTOPOULOS /souriant/: J'aime rendre des petits services. Et à l'occasion, j'aime bien qu'on m'en rende aussi.

Chrestopoulos regagne sa place. l'hôtesse apparaît à la porte de la cambuse, poussant devant elle le chariot du dîner. Elle est pâle, elle ne lève pas les yeux sur personne et commence à placer les plateaux. Sergius la regarde avec inquiétude. Après avoir servi tout le monde, elle tire vivement le chariot et disparaît derrière le rideau de la cambuse.

MURZEC: Cette petite garce ne m'a pas répondu.

Les passagers mangent. Personne n'apporte le soutient à Murzec. Entre l'hôtesse, les yeux baissés, rongée par l'inquiétude. Elle dessert avec des gestes mécaniques, sans un mot.

MURZEC: Mademoiselle, avez-vous les réponses aux questions que vous deviez poser pour moi au commandant de bord?
L’HÔTESSE /sans lever les yeux vers Murzec, d'une voix sans timbre/: Non madame, je suis désolée, je n'ai pas pu poser vos questions.
MURZEC: Vous n'avez pas pu?
L’HÔTESSE: Non, madame.

Tout le monde se tait et regarde, stupéfait, l'hôtesse. Chrestopoulos pousse un gros soupir et frappe à plusieurs reprises ses cuisses du plat de ses mains et, jetant un regard furtif à Blavatski, passe en classe touriste. On l'entend qui ouvre et referme la porte des toilettes. Aussitôt, Blavatski se lève, saisit à la stupeur générale, sous le fauteuil de Chrestopoulos son bagage à main, le pose sur le siège, l'ouvre et commence à l'inventorier. Le couple hindou donne des signes d'émotion. La femme interviendrait peut-être si l'homme ne posait avec force la main sur son avant-bras en la regardant en même temps de façon intense. Il y a chez les autres passagers des mouvements divers.

PACAUD /indigné/: Mais voyons, monsieur, vous n'avez pas le droit de faire cela!
CARAMANS /avec un calme diplomatique/: Je le pense aussi.
BLAVATSKI /avec une arrogance joviale, à Pacaud/: Et qu'est-ce qui vous fait penser que je n'en ai pas le droit?
PACAUD: Mais vous n'êtes pas douanier. Et si même vous l'étiez, vous n'auriez pas le droit de fouiller le sac d'un voyageur en son absence.
BLAVATSKI /avec un large sourire/: Je m'appelle Blavatski. Je suis agent du Narcotic Bureau /il sort une carte de sa poche et la montre de loin à Pacaud/.
PACAUD /avec un air piqué/: Je ne vois pas que cela vous donne le droit de fouiller le bagage d'un passager grec dans un avion français.
BLAVATSKI /avec un air de supériorité morale/: Je vous ai dit mon nom, et vous ne m'avez pas dit le vôtre.
PACAUD /enragé/: Mon nom n'a rien à faire là-dedans.
BLAVATSKI /qui a vidé le contenu du sac sur le siège et qui est en train de percer la doublure de skaï avec un canif/: Est-ce que nous ne pourrions avoir une conversation plus calme entre adultes?

Bouchoix se penche vers Pacaud et lui glisse quelques mots à l'oreille.

PACAUD /d'une voix sèche/: Si vous y tenez tant que ça, je me présente. Je suis Jean-Baptiste Pacaud. Je dirige une société qui importe du bois de déroulage. Monsieur Bouchoix est mon bras droit et mon beau-frère.
BLAVATSKI /aimable/: Heureux de vous rencontrer, monsieur Pacaud. Vous aussi, monsieur Bouchoix. Monsieur Pacaud, avez-vous un fils?
PACAUD /étonné/: Non, pourquoi? Quel est le rapport?
BLAVATSKI /avec gravité/: Si vous aviez un fils, vous devriez souhaiter que les trafiquants de drogue, grands et petits, soient mis hors d'état de nuire. Et voyez-vous, monsieur Pacaud, nous avons des raisons de penser que Madrapour est un des hauts lieux de la drogue en Asie, et M. Chrestopoulos – un important intermédiaire.

Il replace le sac de Chrestopoulos sous son fauteuil.

CARAMANS /qui fronce les sourcils et relève le côté droit de sa lèvre supérieure/: Dans ce cas, c'est au retour que vous auriez dû fouiller le sac de Chrestopoulos, non à l'aller.
BLAVATSKI /qui s'assied dans son siège, avec un air de supériorité, à Caramans/: Ce n'est pas, bien entendu, de la drogue que je cherche. Vous n'avez pas bien compris, Caramans. Chrestopoulos n'est pas un convoyeur, c'est un intermédiaire.
CARAMANS /avec sa moue dédaigneuse/: De toute façon, fouiller les bagages d'un compagnon de voyage sur un simple soupçon est un procédé illégal.
BLAVATSKI /en souriant, avec bonne humeur/: Et comment, c'est illégal! Mais je préfère, pour lutter contre la drogue, donner quelques coups de canif dans la légalité plutôt que de vendre des armes à un peuple sous-développé.
CARAMANS /avec sa moue dédaigneuse/: Vous voulez dire que les Etats-Unis ne vendent pas d'armes aux peuples sous-développés?
BLAVATSKI: Je sais bien ce que je veux dire.
SERGIUS: Messieurs, si nous mettions fin à cette discussion?
CARAMANS /bouillant de colère contenue/: Vous venez de vous couper, Blavatski. Vous n'êtes pas membre du Narcotic Bureau. En réalité, vous travaillez pour la CIA sous couvert du Narcotic Bureau.
BLAVATSKI /avec l'humeur enjouée/: Voyons, voyons, Caramans? il ne faut pas croire tout ce que vous a dit de moi Chrestopoulos! Cette vieille fripouille s'imagine que vous êtes bien introduit auprès du GPM, et il cherche votre protection. En fait, je n'ai rien à voir avec la CIA. Naturellement, il a bien fallu que je me documente sur mes compagnons de route, et c'était facile: cet avion est un charter et, à ma connaissance, le premier en date à partir pour Madrapour.

Caramans reste silencieux. Il ne reprend pas Le Monde qu'il garde sur ses genoux et il semble regretter d'en avoir trop dit.

BLAVATSKI /avec un regard d'une ingénuité caricaturale/: Croyez-moi, Caramans, je suis étranger à la CIA. Je ne m'intéresse qu'à la drogue. Et je me fous complètement de vos histoires de puits de pétrole et de ventes d'armes et de votre influence réelle ou supposée auprès du GPM.
CARAMANS /en serrant les lèvres/: Merci, en tout cas, de me faire tant de publicité.

Blavatski rit. Caramans se replonge dans Le Monde, le visage pétrifié par l'effort qu'il fait pour se contenir. Chrestopoulos reprend sa place. L’hôtesse revient de la cambuse, près de l'exit, l'air absent, sans regarder personne. Sergius la regarde avec tendresse.

SERGIUS: Mademoiselle, voulez-vous avoir la gentillesse de m'apporter un verre d'eau?
L’HÔTESSE: Certainement, monsieur Sergius.

Elle se dirige vers la cambuse. Sergius la suit des yeux, enchanté. Elle revient, portant un verre sur un plateau et s'approche de Sergius.

L’HÔTESSE: Voici, monsieur Sergius.

Sergius prend le verre et comme elle fait mine de s'en aller, il avance le bras et la retient par la main.

SERGIUS: Attendez, je vous prie, vous rapporterez le verre en même temps.

L'hôtesse sourit, elle attend, elle ne fait aucun effort pour se dégager. Sergius boit. Murzec les regarde avec mépris. Caramans, sans cesser de lire Le Monde, relève un peu son coin de lèvre.

SERGIUS: Vous êtes soucieuse? Vous savez, il y a quelque chose que l'expérience m'a appris. Quand on a des problèmes, il suffit d'attendre assez longtemps et vos problèmes se résolvent d'eux-mêmes.
L’HÔTESSE /anxieuse/: Vous voulez dire par la mort?
SERGIUS: Non, non, je ne vais pas si loin. Je veux simplement dire qu'avec le temps, votre optique change, et vos soucis perdent leur acuité.
L’HÔTESSE: Pas tous.

Sergius remet son verre à l'hôtesse, et elle s'en va. Il la suit du regard. Banister et Robbie n'ont d'yeux que pour le beau Manzoni. Celui-ci est pris par le charme de Michou qui est absorbée par la lecture d'un roman policier et ne prête aucune attention à l'Italien.

MANZONI /à Michou/: Mademoiselle, excusez-moi, mais je voudrais vous poser une question.
MICHOU /en regardant à travers la mèche qui lui tombe sur l'oeil/: Faites.
MANZONI: Vous venez de terminer le roman que vous lisez et aussitôt vous le recommencez. Vous êtes une fille très mystérieuse.
MICHOU: II n'y a pas de mystère. Quand j'arrive à la fin, je ne me rappelle plus le début.

Michou continue sa lecture. Manzoni fait entendre un petit rire aimable.

MANZONI: Mais n'est-ce pas ennuyeux, quand on lit un roman, de manquer à ce point de mémoire?
MICHOU /sans relever la tête/: C'est vrai, je n'ai aucune mémoire.

Nouveau petit rire de Manzoni.

MANZONI: C'est aussi très économique. A la limite, ça vous permettrait de toujours lire le même livre.
MICHOU /d'un ton bref/: Ça ne va pas jusque là.

Murzec souffle dans son nez pour exprimer sa réprobation morale. Banister et Boyd échangent à voix basse des commentaires. Robbie sourit, assis dans une pose gracieuse.

MICHOU /à Pacaud/: Monsieur Pacaud, qu'est-ce que c'est que le bois de déroulage?
PACAUD: /ému, souriant, d'un air paternel/: C'est le genre de bois dont on peut faire du contre-plaqué.
MICHOU: Et nous n'avons pas ce genre de bois en France?
PACAUD: Nous en avons, mais nous en importons aussi, notamment l'okoumé, l'acajou et le limbo.
MICHOU: Et comment déroulez-vous ce bois?
PACAUD /avec un petit sourire/: C'est une opération assez compliquée. On étuve d'abord les billes...
ROBBIE /à Michou/: Est-ce bien la peine que vous appreniez tout cela, puisque vous n'avez aucune mémoire?

Tout le monde rit. Robbie sourit à la ronde, secouant ses boucles blondes.

CARAMANS /avec sérieux/: De quelle taille est votre entreprise?
PACAUD /avec modestie/: Mille ouvriers.
MICHOU: Mille exploités!
PACAUD /avec pseudo-colère/: Une gauchiste! Et vous, bien entendu, mademoiselle, vous vous comptez parmi les exploités?
MICHOU /en secouant la tête/: Pas du tout. Je n'ai jamais travaillé, moi. Ni au lycée, ni à la maison. Je suis le type même du parasite. Je vis aux crochets de papa. Notez bien que papa lui aussi est un parasite. Il est PDG, comme vous. D'ailleurs, vous lui ressemblez beaucoup, monsieur Pacaud. Même caillou, mêmes gros yeux. Quand je vous ai vu, ça m'a donné un choc.
PACAUD /avec émotion/: Croyez bien que j'aurais été très heureux d'avoir une fille telle que vous. Je n'ai pas d'enfants.

Michou sourit à Pacaud, Edmonde jette à Pacaud un coup d'oeil de dérision.

MURZEC /d'une voix douce, à Michou/: Ne croyez-vous pas, mademoiselle, que vous exagérez un peu votre paresse?
MICHOU: Pas du tout. A la maison, je ne faisais même pas mon lit. Je ne pouvais pas. J'étais couchée dessus.
MURZEC: Mais pas tout le temps, quand même.
MICHOU: Depuis le départ de Mike pour Madrapour, si. Je passais mes journées à lire des romans policiers, allongée sur mon lit, en fumant des cigarettes.
MURZEC /d'un ton bénin/: Mais voyons, mon enfant, ce n'est pas excusable, une oisiveté pareille.
MICHOU: - Je n'étais pas oisive. J'attendais.
MURZEC: Vous-attendiez quoi?
MICHOU: J'attendais Mike. Quand Mike m'a quittée, il y a six mois, il est retourné aux Etats-Unis, et là, il m'a écrit qu'il partait pour Madrapour pour le compte d'une société qui cherchait de l'or.
BLAVATSKI /avec étonnement/: De l'or à Madrapour? Vous saviez cela, Caramans?
CARAMANS: Je n'en ai jamais entendu parler.
MURZEC /en exagérant son ton paterne/: Et est-ce que Mike?... Mike, je suppose, est votre fiancé?
MICHOU: En un sens, oui.
MURZEC: Est-ce que Mike vous a écrit de Madrapour?
MICHOU: Non.
MURZEC /se redressant, l'oeil brillant/: Dans ce cas, comment savez-vous qu'il y sera encore lorsque vous arriverez?

Michou ouvre la bouche, mais la parole lui manque, ses commissures de lèvres s'affaissent, son visage frémit comme si on l'avait gifflée. Michou regarde Murzec d'un air suppliant, celle-ci ne bronche pas, elle a un petit sourire satisfait. Edmonde se lève et traverse le cercle pour se rendre aux toilettes. Elle porte sur le bas du dos deux grands motifs dont l'effet décoratif est renforcé par le mouvement. Tous les hommes, sauf l'Hindou, la regardent onduler. Dès que le rideau tombe sur elle, Pacaud quitte son siège et vient s'asseoir dans le fauteuil d'Edmonde. Il entreprend de consoler Michou. Edmonde réapparaît.

EDMONDE /d'un ton sec, à Pacaud/: Rendez-moi ma place, je vous prie. Je ne vais pas m'asseoir à la vôtre.

Pacaud se lève et, la tête détournée, sans un mot, il regagne son fauteuil.

PACAUD /à Caramans/: Comment se fait-il qu'à Paris, il ne m'a pas été possible de mettre la main sur une carte de Madrapour?
CARAMANS /en relevant le coin de sa lèvre/: Vous n'auriez pas eu plus de succès à Londres. Les seules cartes de la région sont indiennes, et le gouvernement de l'Inde ne reconnaît pas l'existence d'un Madrapour indépendant. Le nom ne figure même pas sur les cartes.
PACAUD: Alors, si le nom n'est pas sur les cartes, comment sait-on que Madrapour existe?
CARAMANS /avec ironie/: Mais, je suppose, parce que nous y sommes déjà allés.

Un silence tombe.

BOUCHOIX /à l'hôtesse/: Mademoiselle, y a-t-il déjà eu un vol pour Madrapour?
PACAUD /à Bouchoix/: Mon cher, l'hôtesse nous a répondu par avance. Elle nous a déjà dit que ce vol était le premier. Est-ce vrai, mademoiselle?

L'hôtesse fait oui de la tête.

BLAVATSKI /qui paraît peu sûr de lui/: La vérité, c'est que nous ne savons de Madrapour que ce que nous en a écrit le GPM. L'Inde est muette à son sujet. La Chine aussi.
BANISTER /d'une manière nonchalante/: Qu'est-ce que c'est que le GPM?
CARAMANS /avec courtoisie/: Le GPM, c'est le Gouvernement Provisoire de Madrapour. Mais vous êtes Française, madame? Je vous croyais Américaine.
BANISTER /avec une simplicité royale/: Je suis la fille du duc de Boitel.

Sauf sur Murzec qui ricane, cette déclaration produit un certain effet.

BANISTER /en fixant ses prunelles rieuses sur Caramans et Manzoni/: Mais pourquoi est-il provisoire?
CARAMANS /d'un ton pénétré/: Ce que Mr. Blavatski a dit est exact, madame. L'Inde ne répond à aucune de nos demandes sur Madrapour. Tout ce que nous savons de Madrapour nous vient du GPM. En gros, et d'après le GPM, Madrapour est un état au nord de l'Inde, à l'est du Bhoutan. Il a une frontière commune avec la Chine qui, dit-on, le ravitaille en armes. Toujours d'après le GPM, le Maharadjah de Madrapour aurait été sur le point de s'intégrer en 1956 à l'union indienne quand ses sujets le chassèrent et se rendirent pratiquement indépendants.
BLAVATSKI: Que voulez-vous dire par pratiquement?
CARAMANS /avec un fin sourire destiné à Banister/: "Pratiquement" est un anglicisme qui ne veut pas dire grand’chose, sauf, peut-être, que l'Inde n'a pas voulu se mettre sur le dos une interminable guérilla avec des rebelles vivant dans une région de hautes montagnes forestières, dénuées de tout réseau routier.
PACAUD /avec une intense émotion/: Comment? Dénuées de routes? Mais ça ne m'arrange pas du tout, qu'il n'y ait pas de routes! Comment ferais-je pour évacuer mes billes?
CARAMANS /avec complaisance/: II s'agit ici de troncs d'arbres. Monsieur Pacaud importe en France des bois de déroulage.

Banister fait un signe de bienveillance en direction de Pacaud. Pacaud, les yeux hors de la tête, regarde tour à tour Caramans et Blavatski.

BLAVATSKI /d'un air bonasse/: On ne sait presque rien sur Madrapour. Il y a des gens qui pensent qu'on y trouve de l'or, d'autres /regard à Caramans/, du pétrole, d'autres, de la drogue. Et vous, monsieur Pacaud, du bois de déroulage. Et pourquoi pas? Après tout, si Madrapour existe, et s'il se trouve bien où on nous le dit, ce n'est pas les forêts qui manquent.
PACAUD /avec un air d'exigence/: Et les routes? Les routes? Il me faut absolument des routes!
BLAVATSKI /avec une expression faussement bonhomme/: Là, vous en demandez, peut-être, un peu trop. D'après mes informations, nous allons atterrir sur un aérodrome chinois situé à la frontière du nouvel état. Et de là, des hélicoptères nous amèneront à Madrapour. Voilà qui ne parle guère en faveur de routes.
PACAUD /à Caramans, d'un air de reproche/: Dans ce cas, on aurait dû me prévenir, j'aurais évité un dérangement inutile.
CARAMANS /d'un air froid/: A ma connaissance, vous ne nous avez jamais consultés avant d'entreprendre votre voyage.
PACAUD /d'un ton acerbe/: Vous savez aussi bien que moi comment ça se passe dans les ministères. On m'aurait demandé de consulter un dossier et je n'aurais pas eu de réponse avant six mois. Je ne voulais quand même courir le risque d'alerter un concurrent.
CARAMANS /d'un ton sec/: Dans ce cas, vous ne pouvez rien nous reprocher.

Blavatski considère avec satisfaction cet échange entre les deux Français.

BLAVATSKI: En fait, il y a bien un moyen, monsieur Pacaud, d'évacuer votre bois de déroulage, du moins si Madrapour est bien où on nous le dit. Ce serait d'emprunter Brahmapoutre, puis le Gange et de descendre ainsi jusqu'au golf du Bengale.
PACAUD /avec une lueur d'espoir/: Eh bien! Qui m'en empêche?
BLAVATSKI /avec enjouement/: Mais l'Inde. /un rapide coup d'oeil à Caranmns/ Et cela vaut aussi pour le pétrole.
PACAUD: L'Inde?
BLAVATSKI: Le Brahamapoutre, le Gange, le golfe du Bengale c'est l'Inde, et je ne vois pas pourquoi l'Inde accepterait d'évacuer à travers son territoire les matières premières d'un état qu'elle considère comme un protectorat révolté.

Caramans ne se permet pas la moindre remarque. Il feint de s'absorber dans Le Monde. Pacaud paraît écrasé.

BANISTER /d’une voix rieuse, en déployant tout son charme/: Monsieur Blavatski, vous vous êtes exprimé deux ou trois fois comme si vous ne croyiez pas à l’existence de Madrapour.
BLAVATSKI /aimable/: J'y crois modérément. Mais, là-dessus, je suis en grand progrès. / un petit rire / Il n'y a pas longtemps, je croyais que le GPM était une invention du Quai d'Orsay.

Blavatski regarde Caramans d'un air provoquant, Caramans, sans lever les yeux du Monde, se contente de sa moue.

BLAVATSKI: A vrai dire, j'ai un peu changé d'avis. Quand j'ai lu le nom de M. Caramans sur la liste des passagers du charter, voilà ce que je me suis dit: si M. Caramans se déplace pour se rendre compte si le pétrole de Madrapour n'est pas un mythe, c'est peut-être bien, en effet, que Madrapour existe. Et le trafic de drogue aussi. Monsieur Chrestopoulos, êtes-vous déjà allé à Madrapour?
CHRESTOPOULOS /ses yeux noirs se mettent à tourner dans tous les sens/: Non.
BLAVATSKI: Vous ne pouvez donc pas me dire s'il y a ou non de la drogue à Madrapour?
CHRESTOPOULOS /avec hâte/: Non.
BLAVATSKI /à Chrestopoulos/: Vous vous trouvez en somme dans la même situation que M. Caramans vis-à-vis du pétrole?

Caramans ne bronche pas.

CHRESTOPOULOS /avec un fort accent/: Monsieur Blavatski, c'est honteux. Vous n'avez pas le droit d'insinuer que je m'intéresse à la drogue.
BLAVATSKI /avec un sourire/: Vous avez raison. Je n'ai pas le droit, surtout en public, de faire ce genre d'insinuation, et vous seriez tout à fait fondé à m'intenter un procès. Eh bien, intentez-le.

Chrestopoulos souffle avec colère dans ses moustaches et prononce à voix basse un chapelet d'injures intraduisibles.

BANISTER /avec un air de gaieté/: Eh bien, moi, j'espère que je vais trouver à Madrapour ce magnifique hôtel quatre étoiles dont j'ai vu le dépliant. Je n'aimerais pas être obligée de dormir dans une hutte de branchages et de me laver dans une flaque d'eau.

Sergius se lève et se dirige aux toilettes. Pacaud le suit.

PACAUD: Monsieur Sergius, vous avez sans doute une grande expérience des milieux internationaux. Que faut-il penser de tout cela? De ce voyage? De Madrapour? Est-ce une énorme mystification?
SERGIUS: Il y a des gens qui pensent que la vie elle-même est une énorme mystification: on naît, on se reproduit, on meurt; à quoi cela rime-t-il?
PACAUD /en baissant la voix/: Et ce Blavatski, est-il vraiment ce qu'il dit être?
SERGIUS: Peut-être.
PACAUD: En tout cas, il est odieux.
SERGIUS: Mais non, il fait son métier, c'est tout.
PACAUD: Voulez-vous me permettre de vous poser une dernière question? A votre avis, pourquoi Blavatski ne nous aime-t-il pas?
SERGIUS: Nous? Vous voulez dire Caramans et vous-même ou les Français en général?
PACAUD: Les Français en général.
SERGIUS: Voilà une question bien française. Les Français s'attendent toujours à être adorés par le monde entier. Et pourtant, je vous le demande, qu'ont-ils de plus adorable que les autres peuples?

Sergius tourne le dos à Pacaud et va aux toilettes. Pacaud prend sa place.

BANISTER /à Boyd, en esquissant un geste du côté des toilettes/: Ma chère, un physique pareil, ce n'est pas permis! Il a l'air de sortir d'une grotte préhistorique. Il me donne des frissons dans le dos /rire/. Vous êtes sûre que ce n'est pas le produit de l'union de King-Kong avec cette malheureuse femme, celle de l'Empire State Building? Malgré, disons /rire/, une certaine disproportion! Quand il a pris la main de l'hôtesse, j'ai cru qu'il allait la peler comme un oignon /rire/.
BOYD /en riant/: My dear!

Pendant le monologue de Banister apparaît Sergius. Il a tout entendu. Il s'assied avec raideur et lance un regard de réprobation à Banister. Banister lui répond d'un sourire charmeur – un chef-d'oeuvre de coquetterie et d'impudence. Boyd ne montre pas de confusion non plus. Le point de mire des passagers est Edmonde qui déploie des grâces au seul bénéfice de Michou. Elle parle à voix basse et d'une façon pressante. Ses regards, son animation, son ton de voix évoquent un homme qui fait à une femme une cour discrète. Michou se trouve fascinée, sans s'en rendre compte. Tout le monde a le désir d'intervenir. Pacaud plus que tous. Ses mains tremblent dans l'effort qu'il fait pour se dominer.

PACAUD /la main tremblante tendue en avant dans un geste accusateur/: Michou, vous ne savez pas qui est cette femme, qui a le toupet de vous faire la cour en public. Je vais vous le dire: ce n'est pas seulement une lesbienne, c'est une prostituée de haut vol. Qui plus est, c'est un "mec", c'est une maquerelle. C'est la patronne d'une des maisons les plus huppées de Paris.

Le changement à vue d' Edmonde est stupéfiant. Elle sursaute et crache des injures.

EDMONDE: Ma maison ne pourrait subsister plus d'un jour sans toi, salaud, et tes semblables! Toi, avec tes goûts très particuliers: pour parvenir à tes fins, tu ne choisis que des "faux-poids" à qui tu fais subir des traitements à la limite. Je m'explique bien ton intérêt pour Michou!...

Pacaud prend le parti de croiser les bras, ce qui l'aide à rester stoïque et à regarder Edmonde en face sans prononcer un seul mot pour sa défense. Chacun lui jette des regards furtifs. Banister et Boyd alternent entr'elles les commentaires, elles se demandent en particulier ce qu'elle a voulu dire par "faux-poids" et par "traitements à la limite". Bouchoix a un sourire triomphant sur son visage décharné.

SERGIUS: Assez!
ROBBIE /d'une voix suraiguë, à deux doigts d'une crise de larmes/: Assez!
EDMONDE /à Robbie/: Ça ne t'intéresse pas?! Tu n'as rien à faire avec mon "entreprise".
BLAVATSKI /à Sergius/: J'en suis sur le cul.
SERGIUS: Pourquoi?
BLAVATSKI: Qu'un type comme ça accepte de payer un tel prix pour faire fleur à une punaise. Ou si vous préférez, comment peut-on être capable de telles saloperies et capable aussi d'une générosité aussi folle? D'ailleurs, tout est bizarre dans cet avion, à commencer par les moteurs. Vous les entendez, vous?
SERGIUS: A peine.

Michou éclate en sanglots. Ses pleurs déclenchent un mouvement de compassion partagé par tous, sauf par le couple hindou, par Murzec et aussi par Edmonde. Edmonde se lève et, la tête haute, traverse le salon. Manzoni a une conversation avec Robbie. Il lui impose une disposition qui ne lui plaît guère. Enfin, Robbie se lève et laisse son fauteuil à Manzoni, qui laisse le sien à Michou. Michou, toujours pleurant, se trouve installée, sans presque s'en rendre compte, entre Manzoni et Robbie. Pacaud regarde cette permutation avec des sentiments mêlés, mais, après les insinuations de madame Edmonde, il n'ose pas intervenir. Banister ne semble pas s'apercevoir de cet avantage.

SERGIUS /à Caramans/: Eh bien, que pensez-vous de tout ceci?
CARAMANS /le coin de lèvre relevé/: Vous savez, naturellement, que ce genre de maison est interdit par la loi en France depuis la fin de la guerre.
SERGIUS: Mais elles existent.
CARAMANS /d'un ton sec/: Elles existent partout dans le monde. Quant à ce monsieur, il aurait mieux fait de se taire.
SERGIUS: Je le trouve, tout compte fait, assez sympathique.

Caramans ne bronche pas. Edmonde revient des toilettes.

MURZEC /à Pacaud/: Monsieur, je pense qu'il est de mon devoir de vous demander si les faits révélés par cette personne sur vous sont exacts.
PACAUD /les yeux lui sortant de la tête/: Mais, madame, vous n'avez pas le droit de me poser une question pareille!
MURZEC: Je remarque en tout cas que vous n'y répondez pas, et que vous n'avez pas nié, non plus, les allégations de cette personne.

Edmonde se met à rire.

EDMONDE /se penchant vers Robbie/: Quelle conne!
PACAUD: Cela ne vous regarde pas. Il s'agit de ma vie privée.
MURZEC /avec un air de pompe/: Votre vie privée est devenue publique, et c'est à vous d'en tirer toutes les conséquences.
PACAUD /stupéfait/: Quelles conséquences?
MURZEC: Mais elles sont bien évidentes! S'il vous reste encore un soupçon de sens moral, vous devriez comprendre que votre place n'est plus avec nous.

Il y a des "Oh!" de stupeur et tous les yeux convergent vers Murzec.

PACAUD: Comment? Comment? Vous êtes folle? Où voulez-vous que j'aille?
MURZEC: Mais en classe économique.
PACAUD /avec fureur/: Allez-y vous-même si ma présence vous gêne!
MURZEC: Mais bien sûr, elle me gêne. Je le demande: qui ne gênerait-elle pas après ce que nous avons appris?
BANISTER /sur un ton nonchalant/: Mais moi, par exemple.
BOYD /en levant les deux mains/: My dear! Vous n'allez pas discuter avec cette femme! Elle est insupportable!
MURZEC /à Banister, avec un air de tragédie/: Vous, madame?!

Banister se contente de faire oui de la tête. Elle lève les yeux au ciel et les redescend comme par hasard sur Murzec, aussi surprise que si elle trouvait dans les allées du parc du château de son père un petit étron.

MURZEC /d'une voix sifflante/: Vous avez sans doute des raisons pour montrer de l'indulgence à l'égard de ce monsieur!
BANISTER /en faisant à la ronde un sourire d'une charmante ingénuité/: Mais bien sûr, j'ai mes raisons. Et la principale, c'est que je n'ai pas bien compris ce qu'on lui reprochait. Par exemple, je ne sais pas ce que c'est qu'un "faux-poids". Mais vous, madame, qui avez sans doute plus d'expérience que moi dans ce domaine, vous pourriez peut-être me renseigner?

Murzec se tait. Les hommes se taisent aussi. Banister les regarde l'un après l'autre. Manzoni approche ses lèvres de l'oreille de Banister et lui dit quelques mots à voix basse.

BANISTER: Oh! C'est cela?

Banister saisit comme par mégarde le poignet de Manzoni et le serre avec force tandis qu'elle porte devant sa bouche, avec une confusion feinte, son autre main dans un geste de petite couventine.

BOYD /avec une avidité presque comique/: Qu'a-t-il dit? Qu'a-t-il dit?

Banister et Boyd se mettent à chuchoter, tout en dévisageant Pacaud.

MANZONI /en se penchant sur Michou/: Ah, vous lisez Chevy?
MICHOU /en lui montrant la couverture/: Oui.
MANZONI /lit avec un petit rire/: "Treize pruneaux dans le citron". Alors qu'un seul suffit!

Michou ne sourit même pas.

MANZONI: Chevy ne vous paraît-il pas un peu sadique?
MICHOU: Non.
MANZONI: Quand même, tous ces cadavres...
MICHOU: Ben.

Banister jette à Manzoni un terrifiant coup d'oeil.

MANZONI: Mais c'est malgré tout assez horrible, tout ce sang.
MICHOU: Assez!

Une photographie s'échappe du roman policier. Manzoni la ramasse et la rend à Michou.

MANZONI: Quel beau garçon!
MICHOU /avec gratitude/: C'est Mike.
MANZONI: Mike?
MICHOU /avec un geste du côté de Banister/: Mike, c'est ce que ces dames appelleraient mon "fiancé".

L'oeil noir de Banister étincelle.

BANISTER /ses traits se sont remis en place, la voix douce/: Oh, voyons, Michou, je ne suis pas aussi vieux jeu que vous pensez. Quand j'avais votre âge, je n'avais pas qu'un fiancé, j'en avais plusieurs, au sens où vous l'entendez.
BOYD /en levant les deux mains/: My dear!
MURZEC: Et vous vous en vantez!
BANISTER: Je vais vous scandaliser, à l'heure actuelle, ce sont plutôt les occasions manquées que je regrette.

En disant cela, elle regarde les hommes avec un air de mélancolie, comme si les occasions manquées c'était eux.

MURZEC /avec indignation/: Quel cynisme!
BANISTER: Je suppose que vous comptez aussi la vertu au nombre de vos mérites?
MURZEC /avec sécheresse/: J'ai, en effet, une morale.
BANISTER: Alors, pas de flirt? Pas la moindre faiblesse? Pas de liaisons?
MURZEC: Je vais vous décevoir: il n'y a rien eu d'autre qu'un mari, mort prématurément.

Banister lève les yeux au ciel, pousse un petit soupir.

BANISTER /à mi-voix/: Bouffie d’orgueil!
BOYD: My dear!

MURZEC: Qu'est-ce que vous osez insinuer?
BANISTER: Mais rien du tout, bien sûr. Votre vie privée ne me regarde pas.
MURZEC: Vous voulez dire que vous êtes incapable de la comprendre. Et ça ne m'étonne guère, après ce que vous venez de nous apprendre de la vôtre. Je suis une personne avec une conscience et des aspirations. Et vous, vous devriez rougir de vous considérer comme un simple objet sexuel.

Banister fait une série de petites mines ironiques et charmantes.

BANISTER: Chère madame, vous avez une conception très irréaliste du rôle du sexe dans les rapports humains. Croyez-moi, ce qui est triste pour une femme, ce n'est pas d'être un objet sexuel, c'est de ne l'avoir jamais été...

Murzec se tait, les lèvres serrées, le regard absent. Banister se tourne, ivre de son triomphe, vers Manzoni. Manzoni n'a d'yeux que pour Michou. Le visage de Banister prend une expression de fatigue. Tout d'un coup, l'Hindou et sa femme se lèvent avec une lenteur majestueuse et se placent derrière leurs sièges, l'homme ayant abandonné son turban sur son fauteuil. Leurs visages sont nobles et graves, et on pourrait croire qu'ils se préparent à chanter un cantique religieux. L'un et l'autre tiennent un revolver braqué sur les passagers. Boyd pousse un cri de terreur.

L’HINDOU: N'ayez pas peur, je vous en prie. Je n'ai pas l'intention de tirer, du moins pas pour le moment. Je me propose de saisir l'avion.
PACAUD: Qu'est-ce qui se passe?
BLAVATSKI: Tu ne vois pas ce qui se passe? Ces mecs-là nous braquent. Ça te suffit pas? Il te faut un dessin?
BOYD /en portant ses mains potelées à sa bouche/: Mais c'est honteux! Honteux! Ce genre de chose devrait être interdit!
L’HINDOU /d'une voix douce/: Mais c'est interdit.
BOYD: Puisque vous reconnaissez vous-même que c'est interdit, alors vous ne devriez pas le faire.
L’HINDOU: Hélas, madame, je n'ai pas le choix.
CARAMANS /avec son air gourmé/: Je crois qu'il est de mon devoir de vous avertir que le détournement d'un avion est puni de lourdes peines.
L’HINDOU /l'air grave/: Je sais, monsieur, merci.
BOYD /à Banister, d'une voix plaintive/: My dear! Penser que c'est à moi qu'une telle chose arrive!

Murzec ricane.

BANISTER /avec agacement/: Mais voyons, Elisabeth, il n'y a pas qu'à vous que cette chose-là arrive! Vous le voyez bien!

Ayant dit, elle sourit à l'Hindou. Edmonde lui fait des appels d'yeux et de bouche. Michou et Robbie paraissent charmés par l’Hindou.

BOYD /d'un air plaintif/: Eh bien, monsieur, que faut-il faire?
L’HINDOU /en levant les sourcils/: Faire?
BOYD /avec une bonne volonté pitoyable/: Eh bien, je ne sais pas, moi, lever les mains?

Elle lève ses petits bras potelés.

L’HINDOU /d'un ton poli/: Baissez les mains, je vous prie, madame, c'est une position si fatigante. Contentez-vous de les poser bien en vue sur les bras de votre fauteuil. Ceci vaut pour tout le monde.

Les passagers obéissent. D'un pas à la fois souple et majestueux, l'Hindou s'approche de l'hôtesse et lui murmure quelques mots à l'oreille. L'hôtesse se lève et vient se placer à un mètre cinquante environ du rideau de la cambuse. La femme hindoue passe derrière elle, et lui entourant le cou de ses bras, la tient plaquée contre son corps, non sans brutalité. Elle domine l'hôtesse d'une tête et peut diriger son arme sur tous les passagers.

L’HINDOU: Mon assistante ne connaît pas les langues européennes. Mais, par contre, elle a une très bonne vue et elle tirera sans préavis sur toute personne qui aura l'imprudence de déplacer ses mains. Quant à moi, je vais me rendre maître de l'équipage.

Il ne bouge pas. On dirait qu'il éprouve une appréhension à laisser les passagers seuls avec sa redoutable compagne. Il s'approche d'elle et lui murmure quelques mots à l'oreille. L'Hindoue l'écoute, impassible. L'Hindou embrasse les passagers du regard.

L’HINDOU: Bonne chance!

II passe derrière son "assistante", soulève le rideau de la cambuse et disparaît. Sergius fait un mouvement sur son fauteuil.

L’HÔTESSE /sûre d'elle-même/ : Restez donc tranquille, monsieur Sergius. Personne ici n'est en danger. Il n'arrivera rien du tout.

Le rideau de la cambuse s'écarte et l'Hindou réapparaît, le revolver pendant au bout du bras. Il dit quelques mots à voix basse à sa compagne. L'Hindoue libère l'hôtesse. L' Hindou, d'un geste poli, l'invite à s'asseoir. Il s'assied lui-même à sa place, après avoir jeté à terre son turban. Puis, il pose sur son genou la main qui tient le revolver, sans viser personne. L'Hindoue reste debout, l'arme braquée, la haine dans les yeux.

L’HINDOU: Je suis heureux que tout se soit bien passé en mon absence. Connaissant les sentiments de mon assistante, j'avais quelque appréhension à vous laisser seuls avec elle. Je vais être obligé de modifier mes plans du fait d'une circonstance imprévue: il n'y a personne dans le poste de pilotage.

D'abord, il y a un silence dans le cercle, puis jaillit un flot de paroles traduisant l'incertitude, l'angoisse, la consternation. L'Hindou considère ce débordement en silence, avec un air de dédain.

BLAVATSKI /d'une voix forte qui impose le silence/: Mais c'est incroyable! J'ai déjà vu des avions militaires téléguidés du sol, mais jamais des avions long-courriers dirigés de cette façon!
L’HINDOU: Moi non plus. Mais, peut-être, gentlemen, désirez-vous déléguer l'un d'entre vous à l'inspection de la cabine de pilotage?
PACAUD: Je me propose. J'ai servi dans l'aviation pendant la guerre.
L’HINDOU: En quelle capacité?
PACAUD: J'étais radio.
L’HINDOU: Excellent. Allez-y, monsieur Pacaud. Je n'ai justement pas trouvé trace d'un poste de radio dans la cabine.

Pacaud, les mains toujours posées sur son fauteuil, regarde alternativement les deux pirates. L'Hindou dit quelques mots à voix basse à son assistante. Puis, de la main, il fait signe à Pacaud qu'il peut se lever. Pacaud disparaît derrière le rideau de la cambuse. Les passagers attendent dans un silence absolu. Pacaud revient tout de suite. Il regagne sa place.

PACAUD /d'une voix essoufflée/: II n'y a personne. Dans la cabine, je n'ai pas trouvé trace d'un appareil radio de type classique.
L’HINDOU: Vous voulez dire qu'il y en a un, mais d'un type que vous ne connaissez pas?
PACAUD: A coup sûr, il faut bien qu'il y ait une liaison entre le sol et l'appareil, sans cela il ne volerait pas.
L’HINDOU: Vous rejoignez mes conclusions, monsieur Pacaud. On dirait que le Sol /il souligne le mot pour désigner quelqu'un qui les dirige/ refuse tout dialogue avec nous, alors même qu'il entend, j'en suis certain, tout ce que nous disons.
BLAVATSKI: Je ne suis pas d'accord. Rien ne prouve... /il avale sa salive et reprend avec effort/ Rien ne prouve que le Sol entende nos propos.
L’HINDOU: Rien ne le prouve pour le moment, mais nous n'allons pas tarder à en avoir le coeur net. /à Pacaud/ A part la radio, la cabine de pilotage vous a-t-elle paru normale?
PACAUD: Je ne sais pas ce qu'est une cabine normale dans un avion téléguidé. Le tableau de bord m'est apparu très dépouillé, mais c'est naturel, puisque personne n'est supposé le lire. Par contre, ce que je ne m'explique pas, c'est cette petite lumière rouge allumée en permanence au centre du tableau de bord.
L’HINDOU: Un voyant? Un signal d'alerte?
PACAUD: Mais d'alerte pour qui? Puisqu'il n'y a pas de pilote!
L’HINDOU: J'ai aussi remarqué cette petite lumière rouge /son visage trahit un certain malaise, mais il reprend aussitôt son flegme/.

Un silence pèse qui, en se prolongeant, devient de plus en plus lourd.

L’HINDOU: Je ne suis pas dans les secrets du Sol, et je ne sais donc pas où il a l'intention de vous conduire.
CARAMANS: Mais à Madrapour!
L’HINDOU: Mon cher monsieur, je suis né dans le Bhoutan. Je suis donc bien placé pour vous dire qu'il n'y a pas le moindre état à l'est du Bhoutan qui s'appelle Madrapour. Madrapour est un mythe , né dans la cervelle féconde d'un mystificateur. Le GPM n'existe pas. Il n'y a pas la plus petite trace de pétrole dans ce coin, ni le plus petit début d'un hôtel quatre étoiles au bord d'un lac, j'en suis désolé pour ces dames.

Banister est plus atteinte par ce dernier coup que par le détournement de l'avion.

BANISTER /d'un air suppliant/: Mais ce n'est pas possible! On ne fait pas des farces pareilles aux gens! C'est affreux! Qu'allons-nous devenir?
L’HINDOU /avec une politesse méprisante/: Ce n'est pas moi, madame, qui vous ai fait cette farce. je me borne à constater: pas de Madrapour, pas d'hôtel, c'est clair.
BOYD /avec indignation/: Mais, j'ai vu des photos de l'hôtel sur un dépliant! Je les ai vues comme je vous vois! Y compris celles du restaurant gastronomique!
L’HINDOU /sans daigner la regarder/: Vous avez vu les photos d'un hôtel, et vous avez cru que cet hôtel était à Madrapour sur la foi d'un dépliant touristique.

Il y a une vive agitation parmi les passagers et des exclamations incrédules, auxquelles l’Hindou coupe court en levant la main. Après quelques instants, l'agitation et les exclamations des passagers continuent. L'Hindou considère avec un air sardonique le scandale qu'il a créé.

L’HINDOU /en levant de nouveau la main/: Gentlemen, gentlemen! Vous êtes libres de ne pas partager mon opinion. Si cela vous console de croire en l'existence de Madrapour, je n'y vois pas d'inconvénient.
CARAMANS: Il me semble que votre point de vue n'est pas très différent, finalement, de celui du Gouvernement de l'Inde, qui ne veut pas reconnaître l'existence politique de Madrapour.
L’HINDOU /avec un geste gracieux de dénégation/: Pas du tout. Je n'ai rien à voir avec le Gouvernement de l'Inde. Ma position est toute différente. Quant à moi, je nie l'existence physique de Madrapour.
CARAMANS /avec véhémence/: Et pourtant, nous avons un récit de voyage, daté de l'année 1872, dont les auteurs - quatre frères du nom d'Abersmith - affirment avoir séjourné à Madrapour sur l'invitation du Maharadjah.
L’HINDOU /avec dérision/: Oh, un récit de voyages! Vieux plus d'un siècle! Ecrit par quatre Anglais mystificateurs! Et assez snobs pour s'inventer des relations fictives avec un Prince hindou! J’ai lu ce texte, Caramans. C'est une oeuvre de pure fiction.
CARAMANS /d'un air pincé/: Ce n'est pas l'avis des spécialistes.
L’HINDOU: Des spécialistes de quoi? Des spécialistes qui étudient un témoignage douteux en dehors du contexte hindou!
PACAUD /à l'Hindou/: Vous pensez donc qu'il n'y a pas de bois de déroulage à Madrapour?
L’HINDOU /en riant/: Du bois de déroulage, ou de la drogue (un regard méprisant à Chrestopoulos), vous en trouverez partout dans l'Inde, monsieur Pacaud, mais vous n'en trouverez pas à Madrapour, puisque Madrapour n'existe pas. Franchement, je ne vous trouve pas très sérieux. Vous devriez renoncer une fois pour toutes à votre rêve de matière première importée pour une bouchée de pain des pays sous-développés ou des fillettes hindoues louées à vil prix à des parents faméliques.

Bouchoix sourit d'un air haineux. Pacaud se recroqueville comme une araignée sous le jet brûlant d'un robinet.

L’HINDOU: Je ne comprends pas que vous vous intéressiez encore à des choses aussi futiles, monsieur Pacaud, alors que ce qui est en question ici, c'est votre vie ou votre mort.
PACAUD /en roulant ses yeux effarés/: Ma mort? Mais je suis bien portant! Je jouis d'une parfaite santé!
L’HINDOU /d'un ton négligent/: Mais bien sûr, de votre mort. Et pas que de la vôtre!

Un silence tombe. Caramans est raide et pâle. Les doigts de Blavatski se crispent sur les bras du fauteuil, Chrestopoulos transpire par tous les pores, Pacaud est en panique, Bouchoix paraît calme et tripote toujours son jeu de cartes. Les femmes s'agitent d'une façon inquiète, plutôt en spectatrices. Seul Robbie rayonne d'une sorte de joie.

L’HINDOU: Je voudrais vous expliquer ma décision afin qu'elle ne vous apparaisse pas arbitraire. Une fois que vous l'aurez bien comprise, il me semble que vous reconnaîtrez sa logique et que vous l'accepterez alors plus volontiers, si pénible qu'elle soit pour vous. Je ne puis vous dire où le Sol, dont je ne pénètre pas les desseins, vous emmène, sous prétexte de vous conduire à Madrapour. C'est là l'affaire du Sol. Vous comprenez, dans ces conditions, je n'ai pas le dessein de m'intégrer à votre cercle, ni de m'engager à l'aveuglette dans la destination de son choix. Gentlemen, quand j'étais seul dans la cabine de pilotage, j'ai sommé le Sol de nous déposer, moi et mon assistante, dans un aérodrome ami. J'ai supposé, comme monsieur Pacaud, que le Sol m'entendait, bien qu'il n'y ait pas dans la cabine de poste de radio visible. Ma deuxième hypothèse, c'est que le Sol vous témoigne une certaine sollicitude, puisqu'il a organisé votre voyage...
BLAVATSKI /enragé/: Mais rien, absolument rien ne vous autorise à penser cela!

Il s'oublit jusqu'à décoller la main de son fauteuil, mais dès que l'Hindoue braque son arme sur lui, il s'immobilise.

BLAVATSKI: La sollicitude du Sol à notre égard est de votre part une supposition entièrement gratuite! Et vous qui vous piquez de logique, vous devriez être le premier à l'admettre! Si le Sol nous a trompé sur Madrapour, qui osera affirmer que ses intentions à notre égard sont bienveillantes?
CARAMANS /avec indignation/: Je ne peux vous laisser dire une chose pareille, monsieur Blavatski! Elle est indigne de vous et des fonctions officielles qui sont les vôtres! Nous n'avons absolument pas la preuve que Madrapour n'existe pas, ni que le Sol nous a trompés, ni surtout qu'il fasse preuve à notre égard d'indifférence ou de négligence. Et c'est honteux de votre part de le suggérer!
BLAVATSKI /avec violence/: Taisez-vous donc, Caramans! Vous n'y comprenez rien! Ne venez pas foutre votre nez là-dedans! Vous gâchez tout avec vos interventions idiotes! Et quant à votre loyalisme à l'égard du Sol, vous pouvez vous le mettre au cul!
CARAMANS /avec une colère glacée/: Je comprends très bien, au contraire, je comprends que vous êtes en train de renier cyniquement toute une Société! Toute une philosophie de la vie!
BLAVATSKI: Philosophie de mes fesses!
L’HINDOU /avec un geste gracieux et apaisant de la main/: Gentlemen, Gentlemen! Bien que votre querelle soit pour moi du plus haut intérêt, et que j'en savoure toutes les implications, je vais vous demander de la remettre à plus tard et de me laisser terminer ma déclaration.
BLAVATSKI /désespérément/: Mais c'est inique! Vous n'avez tenu aucun compte de mon objection! Laissez-moi au moins le temps de la développer!
L’HINDOU: J'en tiens au contraire le plus grand compte. Vous allez le constater. Je vous rappelle ce que j'ai demandé au Sol: de nous déposer, mon assistante et moi, sur un aérodrome ami. J'ai donné au Sol un délai d'une heure pour accéder à ma demande. Ce délai passé, à mon très grand regret, je me verrai dans l'obligation d'exécuter un otage ... /une panique dans le cercle/ Un instant, je vous prie, je n'ai pas terminé. Si, l'otage exécuté, une deuxième heure s'écoule sans que nous ayons atterri...

L'Hindou fait un geste négligent de la main et regarde les passagers avec froideur.

BLAVATSKI: Je ne vois pas bien ce qui vous fait agir, monsieur, si c'est un idéal révolutionnaire ou l'espoir d'une rançon.
L’HINDOU: Ni l'un ni l'autre.
BLAVATSKI: De toute façon, je ne vois rien qui justifie le meurtre de sang-froid d'une ou plusieurs personnes innocentes.
L’HINDOU: Personne n'est jamais innocent, les Blancs et les Américains moins que d'autres. Songez à toutes les infamies perpétrées par les vôtres à l'égard des peuples de couleur.
BLAVATSKI /d'une voix tremblante/: Si vous condamnez ces infamies, à plus forte raison devez-vous condamner celle que vous vous préparez à commettre.
L’HINDOU /avec un petit rire sec/: II n'y a pas de commune mesure entre les deux! Que pèse l'exécution d'une poignée de blancs - si distingués qu'ils soient - à côté des génocides que les leurs ont perpétré en Amérique, en Afrique, en Australie et dans l'Inde?
BLAVATSKI: Mais ça, c'est du passé!
L’HINDOU: II est bien commode pour vous de l'oublier, mais chez nous, il a laissé des traces.
BLAVATSKI /avec indignation/: Vous ne pouvez quand même pas nous tenir responsables des crimes du passé! La culpabilité d'un homme est personnelle, elle n'est jamais collective!
L’HINDOU: Voyons, monsieur Blavatski, est-ce que vous exonérez complètement le peuple allemand du génocide commis contre le peuple juif? Et quand vous prononcez le mot "Allemagne", est-ce que vous ne sentez pas encore en vous un petit frémissement?
CARAMANS /en relevant le coin de sa lèvre/: Nous nous égarons. Après tout, il ne s'agit ici ni des Juifs, ni des Allemands, mais d'un avion parti de Paris et transportant en majorité des citoyens français. Et je voudrais faire remarquer à notre intercepteur que la France, après deux guerres très douloureuses, a réussi sa décolonisation, qu'elle est partout dans le monde l'amie des pays sous-développés, et qu'elle n'est pas avare à leur égard de subventions.
L’HINDOU /en souriant/: Ni de ventes d'armes!
CARAMANS /d'un air piqué/: Les pays sous-développés ont le droit d'assurer leur propre défense!
L’HINDOU /avec une ironie écrasante/: Et la France – ses profits. Et maintenant, vous allez nous dire que le Sol lui-même est français?
CARAMANS: Mais c'est très probable.
L’HINDOU /avec un petit rire/: Si le Sol est français, alors il n'y a plus de problème et vous n'avez plus de mauvais sang à vous faire, monsieur Caramans. Bien entendu, le Sol ne va pas laisser tomber ses "ressortissants", et, dans une heure, pardon /il regarde sa montre/, dans trois quarts d'heure maintenant, nous aurons atterri.
CARAMANS /la lèvre frémissante/: II reste quand même l'hypothèse que la radio de bord, que M. Pacaud n'a pas pu trouver, reçoive, mais n'émette pas. Dans ce cas, le Sol n'aurait même pas entendu votre demande et le chantage inhumain qu'elle comporte.
L’HINDOU: Votre hypothèse n'est pas probable, elle n'est pourtant pas exclue. Hélas, non, et dans le cas où elle se vérifierait... /il regarde de nouveau sa montre/ Mais vous connaissez la suite, monsieur Caramans, je n'éprouve pas le besoin de me répéter.
CARAMANS: Je ne puis croire que vous fassiez de sang-froid une chose pareille!
L’HINDOU /sèchement/: Vous avez tort.
CARAMANS: Mais c'est abominable! Exécuter des otages sans défense – c'est violer toutes les lois Divines et humaines!
L’HINDOU: Ah, les lois Divines! Vous avez bien dit les lois Divines? Vous connaissez ces lois?
CARAMANS: Mais comme tous ceux qui croient à une révélation.
L’HINDOU /avec une lueur de gaieté dans les yeux/: Eh bien, si vous les connaissez, vous devez le savoir! Vous avez été créé mortel. Vous ne vivez que pour mourir.
CARAMANS /avec véhémence/: Mais pas du tout! Ce "pour" est un sophisme diabolique. Nous vivons. Et notre finalité, ce n'est pas la mort. C'est la vie.
L’HINDOU /avec un petit rire/: Voyons, monsieur Caramans, vous ressemblez à un enfant qui se met derrière un tout petit tronc d'arbre pour se cacher! Comment pouvez-vous vivre en feignant d'ignorer votre aboutissement? Ce n'est pas parce que vous évitez de penser à la mort que la mort va cesser de penser à vous.

Cette phrase fait sur les passagers un effet extraordinaire: des fronts baissés, des visages immobiles, des yeux détournés, sauf Robbie.

ROBBIE /avec exaltation/: Ah, que j'aime cette phrase!.. /il récite avec un élan joyeux de tout son corps/ Ce n'est pas parce que vous allez éviter de penser à la mort que la mort va cesser de penser à vous!

La même phrase prononcée par Robbie prend un tout autre sens que dans la bouche de l'Hindou. Chez l'Hindou, elle sonne comme un glas, alors que chez Robbie, elle se charge de l'écho des vertus héroïques. L’Hindou embrasse du regard les passagers, se redresse sur son fauteuil.

L’HINDOU /du ton le plus tranquille/: Gentlemen, mon assistante va passer parmi vous et vous tendre un sac. Vous voudrez bien y déposer vos montres, alliances, chevalières et autres bijoux. Ceci, bien sûr, vaut aussi pour les dames. /un silence stupéfait dans le salon/ Y a-t-il une objection?
BLAVATSKI: Vous me décevez. Je vous prenais pour un politique.
L’HINDOU: Combien typique! Et quelle hypocrisie. Autre objection?
CARAMANS: Mais c'est un vol!
L’HINDOU: Vous pouvez appeler cela ainsi. Ça ne me gêne pas. Mais vous pourriez aussi considérer qu'il s'agit d'un dépouillement spirituel. Surtout vous, monsieur Caramans, qui êtes chrétien...
CARAMANS /avec un certain aplomb/: Si vous n'êtes pas un politique, qui êtes-vous?
L’HINDOU /d'un ton grave, mais avec un sourire dans les yeux/: Je suis un bandit de grand chemin.

L'Hindou se tourne vers Chrestopoulos avec une rapidité incroyable et braque sur lui son arme.

L’HINDOU /à Chrestopoulos/: Restez donc tranquille, monsieur Chrestopoulos!
CHRESTOPOULOS /plaintivement/: Mais je n'ai rien fait! Je n'ai même pas bougé les mains.
L’HINDOU /en concentrant sur Chrestopoulos la force de son regard/: Ne niez pas. Vous vous prépariez à bondir sur moi. Est-ce vrai, oui ou non?

L'effet que font sur Chrestopoulos les yeux de l'Hindou est terrifiant. Il se convulse de la tête aux pieds, et ouvre la bouche plusieurs fois de suite comme si l'air lui manquait.

CHRESTOPOULOS /dans un souffle/: C'est vrai.

L'Hindou laisse tomber ses paupières, et Chrestopoulos respire. Mais son corps paraît se tasser sur son fauteuil comme une loque.

CHRESTOPOULOS /sur un ton pitoyable/: Je n'ai pas bougé. Je n'ai même pas remué le petit doigt.
L’HINDOU: Je le sais bien. J'ai dû prévenir votre attaque, que je ne m'explique pas, d'ailleurs. Vous n'étiez pas menacé, monsieur Chrestopoulos. Je n'ai pas dit que je vous choisirais comme premier otage à abattre.
CHRESTOPOULOS: Je tiens beaucoup à mes bagues.

Tous les regards convergent sur ses mains. Chrestopoulos porte une bague avec une grosse pierre noire et une énorme chevalière en or à la main gauche et une deuxième chevalière avec un diamant à l'auriculaire de la main droite, une chaîne d'or avec une plaque d'identité à son poignet droit et un bracelet-montre en or au poignet gauche, ces deux derniers ornements du plus gros calibre.

L’HINDOU /avec un petit rire/: L'espèce humaine me remplit d'étonnement. N'est-ce pas absurde, monsieur Chrestopoulos, que vous soyez prêt à prendre de tels risques pour sauver votre pacotille, alors que vous êtes resté passif quand il s'agissait de votre vie?

Chrestopoulos a une légère crispation de sa bouche quand l'Hindou qualifie ses bijoux de pacotille.

L’HINDOU /en braquant son revolver sur Blavatski/: Voici comment nous allons procéder. Je vais passer derrière vous, et dès que vous sentirez le canon de mon arme contre votre nuque -mais, je le souligne, pas avant - vous disposerez votre offrande dans le sac que je vous tendrai. Pendant cette opération, mon assistante tirera sur toute personne assez imprudente pour déplacer sans nécessité ses mains.

L'Hindoue, debout derrière le fauteuil de l'hôtesse, ne bouge pas, l'expression de haine figée sur son visage. L'Hindou, d'un pas majestueux, s'approche de Blavatski.

L’HINDOU /en appuyant le canon de son arme contre la nuque de Blavatski/: Monsieur Blavatski, gardez vous bien de bouger, du moins jusqu'à ce que j'aie retiré de son étui le revolver que vous portez à la hauteur du coeur. Cela vous évitera de former à mon endroit des projets très aventurés.

Dans le cercle règnent le mauvais gré, la consternation, les plaintes et les larmes. Tous placent dans le sac leurs montres et leurs bijoux: le clip en diamant de Banister, les bagues de Boyd, les lourds bracelets d'or d'Edmonde.

L’HINDOU /en secouant son butin sans aucun ménagement/: Allons, monsieur Chrestopoulos, mettez là-dedans votre grosse quincaillerie. Vous vous sentirez plus léger.

On dirait que Chrestopoulos s'arrache de la poitrine une bonne livre de chair quand il dépose ses bracelets en or dans le sac. Lorsqu’il arrive à la bague ornée d'un gros diamant, il pousse un sourd gémissement.

CHRESTOPOULOS /d'une voix plaintive/: Mon doigt a grossi. Je ne peux pas l'ôter.

L’HINDOU /d'un ton sévère/: Je vous conseille de retirer votre bague, monsieur Chrestopoulos. Vous-même et vite. Sans cela, mon assistante se fera un plaisir de vous couper le doigt.

Chrestopoulos fait un effort et ôte la bague. Il s'affaisse sur son fauteuil avec un soupir de désespoir. Il paraît non pas assis, mais écroulé sur son siège. L'Hindou s'approche de l'hôtesse.

L’HINDOU: Mademoiselle, jetez là cette petite verroterie et passez dans la cambuse. Mon assistante va vous fouiller.

L'Hindou jette avec dégoût le revolver de Blavatski dans le sac, puis il tend le sac à son assistante, en lui disant quelques mots rapides. L'Hindoue incline la tête et rejoint l'hôtesse dans la cambuse. L'Hindou revient s'asseoir dans son fauteuil avec une lenteur gracieuse et souveraine. Le rideau de la cambuse s'écarte et l'Hindoue apparaît, portant le sac beaucoup plus gonflé qu'auparavant. Elle jette le sac sans ménagement au pied de son fauteuil, ce qui fait sursauter Chrestopoulos qui fixe le sac avec détresse. L'hôtesse apparaît, pâle, les yeux baissés. L'Hindou reprend la place derrière le fauteuil, l'oeil sombre au-dessus du revolver. Le silence pèse. L'Hindou regarde sa montre.

L’HINDOU /d'un ton provoquant/: Encore vingt minutes.
BANISTER /avec une mimique des yeux et des lèvres des plus séductrices/: Est-ce que je peux vous poser une question?
L’HINDOU: Faites.
BANISTER: /avec une coquetterie impudente/: Vous me faites l'effet d'être un homme très instruit et probablement aussi très sensible /l'Hindou sourit/, et comment puis-je croire qu'un homme comme vous, monsieur, puisse dans les vingt minutes assassiner l'un d'entre nous?
L’HINDOU /avec une gravité parodique/: Je ne le ferai pas moi-même. Je le ferai faire par mon assistante. Comme vous avez pu le remarquer, elle est beaucoup plus fruste.
BANISTER /avec indignation et en oubliant sa coquetterie/: Votre assistante ou vous, cela revient au même.
L’HINDOU: Hélas, oui. Mais le fait que ce soit elle qui tire ménagera un peu ma... sensibilité.
BANISTER /avec colère/: Et vous avez le triste courage, en plus, de vous moquer de nous.
BOYD: My dear! My dear! Vous n'allez pas vous fâcher avec ce... gentleman!

Elle hésite une seconde avant de dire "gentleman".

L’HINDOU /impassible/: Un gentleman de couleur!
BANISTER /d'une façon assez théâtrale/: J'espère que vous aurez au moins à coeur d'épargner les femmes.

Murzec ricane.

L’HINDOU: Nous y voilà!

Il braque ses yeux sur Mrs. Banister, et d'une façon lente et insolente, il parcourt son visage, son buste et ses jambes. Là-dessus, il détourne la tête, comme si son examen ne l'avait pas satisfait.

L’HINDOU /avec un ton de politesse moqueuse/: Madame, il n'y a pas de raison de privilégier les femmes puisqu'elles se veulent, à juste titre, les égales de l'homme. Quant à moi, je n'ai pas de préjugés sexuels quand il s'agit d'exécuter un otage: homme ou femme, peu importe.

Murzec fait entendre un deuxième petit ricanement.

MURZEC /d'une voix sifflante/: Bravo! Ça vous a bien avancée de faire la putain!

Mrs. Boyd éclate en sanglots. Banister se penche vers elle et entreprend de la consoler, mais, à l'expression de son visage, on peut voir combien elle méprise ses larmes. Robbie devient très excité par la situation. Seules restent tranquilles dans le demi-cercle gauche l'hôtesse et Michou. Le calme de l'hôtesse est celui d'une attention extrême. Le calme de Michou-celui de l'absence aveugle et sourde à tout ce qui se passe dans l'avion, elle contemple sur ses genoux d'un air ravi la photo de Mike. Il y a tout d'un coup tant de bruit et d'agitation dans le demi-cercle gauche que l'Hindou se redresse sur son fauteuil.

L’HINDOU /d'une voix forte/: Assez!

Le silence se rétablit par degrés.

L’HINDOU /en levant la main droite/: Si le Sol n'accède pas à mes demandes, je pense qu'il serait équitable de recourir d'ores et déjà au tirage au sort pour décider qui des femmes et des hommes ici présents...

Un long silence succède à cette phrase interrompue.

CARAMANS: Je suis tout à fait opposé à ce genre de procédure. Mon avis, qui, j'espère, sera partagé par la majorité de mes compagnons, est de vous laisser l'entière responsabilité du choix de vos victimes.
BLAVATSKI /à Caramans, l'oeil dur derrière ses lunettes/: Vous dites cela parce que vous comptez bien, en tant que Français, bénéficier d'un traitement de faveur de la part du pirate ...
CARAMANS /outré/: Absolument pas! Monsieur Blavatski, vous me faites un procès d'intention tout à fait inadmissible!
BLAVATSKI /avec autorité/: En vérité, la procédure du tirage au sort est la seule qui soit démocratique et nous apporte une garantie contre le choix arbitraire dicté par le fanatisme.

L'Hindou sourit et ne dit rien. Il y a des murmures d'assentiment.

CARAMANS: Je proteste contre l'accusation dont j'ai été l'objet. Et sur cette question de tirage au sort, je demande un vote.
L’HINDOU /d'une voix sèche/: Eh bien, votez, votez, mais dépêchez vous. Il ne reste qu'un quart d'heure.

L'hôtesse lève la main d'un air timide. Sergius la regarde avec tendresse.

L’HÔTESSE: Je voudrais exprimer mon opinion.
L’HINDOU: Faites.
L’HÔTESSE: Je partage l'avis de M. Caramans. Je ne pense pas que nous devons tirer au sort, parmi nous, le nom de l'otage qui sera exécuté. Il me semble qu'en faisant cela, nous deviendrions complices de la violence que nous subissons.
CARAMANS /avec triomphe/: Très bien! Très bien! Et très bien dit aussi, mademoiselle.
BLAVATSKI /avec vulgarité/: II se peut que l'hôtesse estime que, s'il n'y a pas de tirage au sort, elle ne court aucun risque d'être choisie, puisqu'il faut bien quelqu'un pour servir nos repas.
SERGIUS /avec indignation/: Vous n'avez pas le droit de dire une chose pareille!
BLAVATSKI /avec vulgarité/: Mais si, j'ai le droit, puisque j'en use. D'ailleurs, le problème n'est pas là. Le problème qui se pose est celui d'un choix démocratique. Et avant que nous procédions au vote, il y a un point que je voudrais soulever. Nous sommes quatorze: qu'arrive-t-il si le vote donne sept voix pour le tirage au sort, et sept voix contre?
L’HINDOU /qui suit le débat avec la plus grande attention/: Je peux répondre à cela. S'il y a sept voix pour et sept voix contre, j'estimerai qu'une majorité ne s'est pas dégagée en faveur du tirage au sort, et je ferai moi-même mon choix.
BLAVATSKI /hâtivement/: Eh bien, votons!

On vote à main levée. Il y a sept voix en faveur du tirage au sort, six voix contre, une abstention: celle de Michou qui n'a pas suivi les débats. Se sont prononcés contre: Caramans, l'hôtesse, Edmonde, Boyd, Banister et Murzec.

L’HINDOU /sans voiler son mépris/: Vous tirerez donc au sort. Monsieur Sergius, vous avez sûrement du papier dans votre bagage à main. Voudriez-vous préparer quatorze bulletins nominaux?

Sergius fait oui de la tête. L'opération comporte le découpage et le pliage de plusieurs feuilles. Tous les yeux sont rivés sur lui. Il y a dans l'air une tension insupportable quand Sergius remplit les feuilles.

ROBBIE /solennel/: Je voudrais dire quelque chose.
L’HINDOU: Je vous écoute.
ROBBIE /portant haut sa belle tête aux cheveux dorés/: Je suis volontaire pour être le premier otage que vous exécuterez.

Un frémissement parcourt le cercle. Tous les regards se fixent sur Robbie. Il y a de l'admiration dans les yeux des femmes. Il y a de l'humiliation dans le demi-cercle droit.

L’HINDOU /l'air de prendre Robbie en faute/: Dans ce cas, pourquoi avez-vous voté pour le tirage au sort?
ROBBIE /tranquille/: Mais bien entendu, parce qu’à ce moment-là, j'avais peur d'être choisi.
L’HINDOU /avec cruauté/: Et maintenant, vous dominez votre peur par une fuite en avant?
ROBBIE: On peut présenter les choses ainsi. Sauf que je n'ai pas l'impression de fuir. Ce serait un grand honneur pour moi, et peut-être aussi pour mon pays, si vous acceptiez.
L’HINDOU: Non, je n'accepte pas. Vous auriez dû voter contre le tirage au sort. C'est trop tard, maintenant. Vous suivrez le sort commun.

Des murmures de déception s'élèvent dans le demi-cercle gauche.

L’HINDOU: Par contre, je n'empêche aucune des personnes qui ont voté contre le tirage au sort de se porter volontaire.

Un silence terrifié tombe.

L’HINDOU: Madame Murzec, êtes-vous volontaire?
MURZEC: Je ne vois pas pourquoi moi.
L’HINDOU: Répondez oui ou non.
MURZEC: Non.
L’HINDOU: Madame Banister?
BANISTER: Non.
L’HINDOU: Madame Boyd?
BOYD: Non.
L’HINDOU: Madame Edmonde?
EDMONDE: Non.
L’HINDOU: Mademoiselle?

L'hôtesse fait non de la tête.

L’HINDOU: Monsieur Caramans?
CARAMANS: Non. Puis-je commenter d'une phrase ma réponse?
L’HINDOU: Non. Vous ne pouvez pas. De toute façon, votre commentaire n'améliorerait pas votre image.

L'Hindou dit quelques mots à son assistante. L'assistante se baisse, saisit le turban de son chef et, passant derrière Chrestopoulos, Pacaud, Bouchoix et Blavatski, elle se poste derrière le fauteuil de Sergius et lui tend le turban. Sergius y dépose les quatorze bulletins nominaux, chacun plié en quatre.

MURZEC /à l'Hindou/: Je suppose que vous voulez procéder correctement à ce tirage au sort?

L’HINDOU: Cela va de soi.
MURZEC /à l'Hindou/: Dans ce cas, comptez les bulletins pour vous assurer qu'il y en a bien quatorze et ouvrez chaque bulletin pour vous assurer qu'ils portent tous un nom.
SERGIUS /indigné, à Murzec/: Madame!
L’HINDOU: Vous parlez d'or, madame. Je tiens beaucoup à la régularité de l'opération.

Il se lève, se place à la droite de son assistante et, plongeant la main droite dans son turban (sa main gauche tenant son arme), il saisit un bulletin. Il l'ouvre, le lit, et le passant dans la main qui tient l'arme, le coince entre la crosse et sa paume. Il répète l'opération jusqu'à l'épuisement des bulletins. Quand il a fini, il regarde Sergius de haut en bas.

L’HINDOU /avec une sérénité parodique/: Je n'aurais jamais cru qu'un gentleman britannique fût capable de tricher. Et pourtant, c'est un fait, M. Sergius a triché.

Sergius garde le silence.

L'HINDOU /avec une lueur amicale dans l'oeil/ : Désirez-vous vous expliquer, monsieur Sergius?
SERGIUS: Non.
L’HINDOU: Vous reconnaissez donc avoir triché?
SERGIUS: Oui.
L’HINDOU: Et cependant, vous ne désirez expliquer ni comment, ni pourquoi?
SERGIUS: Non.
L’HINDOU /en parcourant le cercle du regard/: Eh bien, qu'en pensez vous? M. Sergius avoue avoir essayé de fausser le tirage au sort. Quelle sanction allez-vous prendre contre lui?

Il y a un silence.

CHRESTOPOULOS /d'une voix tremblante d'espoir/: Je propose que nous désignions M. Sergius comme le premier otage à exécuter.
L’HINDOU /en jetant à Chrestopoulos un coup d'oeil d'écrasant mépris/: A la bonne heure! Qui est d'accord avec cette proposition?
BLAVATSKI: Un instant! Je ne veux pas d'un vote brusqué. Je m'y oppose avec force et je refuse d'y prendre part tant que je ne saurai pas comment Sergius a triché.
L’HINDOU /à Blavatski/: Vous l'avez entendu vous-même. Il ne désire pas vous le dire.
BLAVATSKI /agressif/: Mais vous, vous le savez! Qui vous empêche de nous le dire?
L’HINDOU: Rien ne m'empêche. A moins que M. Sergius ne s'y oppose.
SERGIUS /à l'Hindou, avec une rage contenue/: Finissons-en avec cette comédie. Je n'ai lésé personne. Vous avez vos quatorze bulletins. Ça devrait vous suffire.
MURZEC: Comment, quatorze?
SERGIUS /furieux/: Oui, madame! Quatorze, pas un de moins! Et je vous remercie de vos généreuses insinuations!
BLAVATSKI: Si je comprend bien, Sergius n'a pas omis d'inscrire son nom sur un bulletin?
L’HINDOU /en souriant, à Blavatski/ Vous le connaissez mal. M. Sergius est très fier de son nom. Il lui a consacré deux bulletins. C'est d'ailleurs ainsi que nous arrivons au chiffre qui étonne Mme Murzec.
BLAVATSKI /à l'Hindou/: Mais voilà qui change complètement la situation! /avec vulgarité/ Après tout, c'est l'affaire de Sergius, s'il veut faire une fleur à l'hôtesse.
L’HINDOU: Ce n'est pas mon avis. Il faut quatorze noms, et non quatorze bulletins avec deux bulletins marqués du même nom. Je ne puis admettre qu'une personne, quelle qu'elle soit, soit privilégiée. Cela fausserait complètement la régularité de l'opération. Je n'ai pas voulu du héros suicidaire. Ce n'est pas pour accepter l'amant sacrificiel. Si vous ne voulez pas prendre de sanction à l'égard de M. Sergius, le moins que M. Sergius puisse faire, c'est de corriger un des deux bulletins qui portent son nom.

Sergius reste silencieux.

BLAVATSKI /à Sergius/: Finissons-en. Allons, mon vieux, ne vous obstinez pas! Vous bloquez le tirage au sort que nous avons tous démocratiquement décidé.
SERGIUS /à Blavatski/: Corrigez le deuxième bulletin vous-même! Je ne veux plus y toucher! Et, croyez-moi, je regrette d'avoir voté pour ce tirage au sort. C'est une damnée saloperie! Et ça me dégoûte au dernier degré d'avoir consenti à écrire tous ces noms.

Blavatski regarde l'Hindou. L'Hindou fait un geste. L'assistante porte le bulletin à Blavatski. Blavatski le pose sur son genou et le corrige avec sa pointe Bic. Celle-ci fait un trou dans le papier et Blavatski jure avec fureur. L'assistante prend le bulletin corrigé des mains de Blavatski, en évitant de le frôler, puis, revenant se placer à la droite de l'Hindou, elle le lui montre ouvert. L'Hindou fait oui de la tête, L'assistante, son arme toujours braquée sur les passagers, plie le bulletin en quatre d'une seule main et le jette dans le turban que l'Hindou tient de sa main droite. L'Hindou, de sa main gauche, tient son arme, ou plutôt, il la laisse pendre au bout de son bras, le long de son corps, sans viser personne.

L’HINDOU /avec une gravité religieuse/: Gentlemen, dans quelques minutes, si l'avion n'atterrit pas, je serai, croyez-moi, navré d'avoir à supprimer une vie humaine. Mais je n'ai pas le choix. Je dois sortir d'ici coûte que coûte. Je ne puis m'associer plus longtemps à votre sort, ni à la façon dont vous l'acceptez. Vous ne savez pas où vous allez, ni qui vous y conduit, et à peine, peut-être, qui vous êtes. Les jeux sont faits. Ma victime – qui est aussi la vôtre – va sortir de l'urne.

Personne ne réplique. L'Hindou tend le turban à son assistante, il y plonge la main et en retire un bulletin. Le bulletin ouvert, l'Hindou le regarde longuement.

L’HINDOU /d'une voix basse et rauque/: Michou.

La stupeur, le lâche soulagement, la honte, la pitié aussi sont là, sur les visages des passagers.

L’HINDOU /à Michou/: Vous n'auriez pas dû être si indifférente. Si, au lieu de vous abstenir, vous aviez voté contre le tirage au sort, il y aurait sept voix contre et sept voix pour, et dans ce cas, comme je vous l'ai dit, c'est moi qui aurais choisi.

Michou ne comprend pas tout à fait ce que l'Hindou lui dit. Elle paraît aussi hagarde qu'un oisillon tombé du nid.

MICHOU /à l'Hindou, avec une totale incrédulité/: Vous n'allez pas me tuer?

L'Hindou fait oui de la tête.

MICHOU /sur le ton de la protestation la plus enfantine, et cachant son visage dans ses mains/: Oh, non, non!

Elle se met à sangloter.

BLAVATSKI: Monsieur, vous n'allez pas, de sang-froid...
L’HINDOU /à Blavatski, avec colère, en braquant sur lui son arme/: J'en ai assez de ce cliché. Gardez votre sang-froid pour vous. Vous allez en avoir besoin, si le Sol n'entend pas mes prières. A ce stade, je me refuse à toute discussion. A moins que l'un d'entre vous soit disposé à remplacer Michou.

II y a deux mouvements dans le cercle. Le premier est de détourner les yeux, le second de les porter sur Robbie. Celui-ci rejette la tête en arrière, promène son regard sur les passagers.

ROBBIE /d'un ton coupant/: Si vous pensez à moi, n'y comptez pas. Mon moment héroïque est passé. On m'a dit de suivre le sort commun. Je le suis.
CHRESTOPOULOS: Mais vous avez déjà été volontaire...
ROBBIE: Justement. Comme tous les vrais artistes, je ne répète pas mes effets.
MURZEC: Il s'agissait donc d'un "effet"?
ROBBIE: Oui. Et d'un effet à la portée de tous: vous devriez l'essayer.

Michou pleure sans vergogne, comme un enfant, les lèvres contractées en rectangle comme les masques des tragédies grecques, et laissant échapper une plainte continue.

MICHOU /en s'adressant au cercle/: Ne me regardez pas! Je ne veux pas qu'on me regarde! C'est horrible! Je sais ce que vous attendez.

Elle cache de nouveau son visage dans ses mains en sanglotant.

PACAUD /d'une voix détimbrée, les larmes coulant sur ses joues/: Je propose que nous procédions à un nouveau tirage au sort où le nom de Michou serait exclu.

L'Hindou garde le silence et personne ne pipe. Personne ne regarde Pacaud.

PACAUD /à l'Hindou/: Eh bien, monsieur, que faisons nous?
L’HINDOU: Mais rien. Décidez de cela entre vous. Je ne m'en occupe plus.

L'Hindou tend le turban à Pacaud, qui le saisit dans ses mains tremblantes.

PACAUD: Qui est d'accord pour recommencer le tirage au sort en excluant le nom de Michou?

Muets, figés, les yeux fichés à terre, les passagers ont l'air de se changer en statues en pierre.

PACAUD: Qui est d'accord?

L'hôtesse lève la main, les yeux fixés sur Sergius. Il lève la main à son tour. Blavatski et Pacaud font de même.

PACAUD: Robbie?
CARAMANS /d'un air hautain/: Monsieur Pacaud, vous ne devez pas faire pression sur les gens pour qu'ils votent dans votre sens.
ROBBIE /en regardant Pacaud bien en face, sur un ton provocant/: Non!

Murzec ricane.

PACAUD: Monsieur Manzoni?
CARAMANS: Mais voyons, monsieur Pacaud, c'est tout à fait inadmissible...

Manzoni fait de la tête un non discret.

PACAUD /se tournant vers Caramans/: Et vous?
CARAMANS /avec indignation/: Monsieur Pacaud, vous n'avez absolument pas le droit de racoler les votes! En outre, je vous rappelle que, dès le début, j'ai été radicalement hostile au tirage au sort. Je ne vais donc pas voter pour qu'on le recommence. Ce serait tout à fait contraire à ma position de principe.
PACAUD /d'une voix étranglée/: Vous êtes des lâches.
MURZEC /d'une voix sifflante/: Nous n'avons pas de leçon de morale à recevoir d'un vicieux de votre espèce. Et puisque vous avez le coeur si tendre, pourquoi n'êtes-vous pas vous-même volontaire pour remplacer Michou?
PACAUD /désarçonné/: Mais je... ne peux pas. J'ai une femme, des enfants...
BOUCHOIX /d'un ton haineux/: Une femme que tu trompes avec des "faux-poids".
PACAUD /avec un sursaut de rage/: Puisque tu parles si bien, pourquoi ne serais-tu pas, toi, volontaire? Toi qui répètes toute la journée que tu n'as pas plus d'un an à vivre...
BOUCHOIX: Justement. D'ailleurs, tu retardes, Paul /il paraît jouir de la peur qu'il inspire/, ce n'est plus un an, maintenant, c'est six mois. Tu penses s'il me tarde d'arriver à Madrapour!

Bouchoix rit d'un petit rire grinçant. A ce moment, les sanglots de Michou s'arrêtent, elle relève la tête.

MICHOU /à l'Hindou, d'une voix nette/: Combien de temps me reste-t-il?
L’HINDOU /après une hésitation/: Dix minutes.
MICHOU: Est-ce que je peux me retirer pendant ces dix minutes dans la classe économique?
L’HINDOU: Oui.
MICHOU: Avec Manzoni?
L’HINDOU /en levant les sourcils/: Si le signor Manzoni est d'accord.

Manzoni fait oui de la tête. Il paraît incapable d'articuler un seul mot. Michou se lève avec vivacité et, prenant Manzoni par la main, elle l'entraîne à sa suite. Le rideau de la classe économique retombe derrière eux. Il ne reste plus rien de Michou, si ce n'est le roman policier que, dans sa précipitation, elle a fait tomber. Dans sa chute, le livre s'ouvre, la photo de Mike s'en échappe. L'Hindou se lève et dit quelques mots à voix basse à son assistante. L'Hindoue, aussitôt, traverse le cercle et va se poster sur le seuil de la classe économique. Elle écarte un coin du rideau à hauteur de son oeil. Le silence dans le cercle se prolonge. On est déconcerté.

ROBBIE: Est-ce que je peux ramasser le livre?
L’HINDOU: Vous pouvez.

Robbie se baisse, saisit le roman d'une main, la photo de Mike de l'autre, place celle-ci dans les feuillets, dépose le tout sur le fauteuil de Michou.

BLAVATSKI: Voulez-vous me permettre une remarque?
L’HINDOU /avec une certaine lassitude/: Parlez, monsieur Blavatski.
BLAVATSKI: Supposons que l'heure soit écoulée, si elle ne l'est déjà. Que se passe-t-il? Vous tenez parole (il baisse la voix), vous exécutez cette jeune fille, mais un avion, je vous le rappelle, est un lieu hermétiquement clos. Première question: que faites-vous du corps?
L’HINDOU: Je me refuse à discuter ce point.
BLAVATSKI: Eh bien, poussons plus loin l'étude prospective. Après cette première exécution, vous renouvelez votre ultimatum au Sol. Et le Sol, soit ne désire pas accéder à vos demandes, ne fait pas davantage atterrir l'avion au bout de la deuxième heure. Alors, vous exécutez une deuxième personne et son corps ira rejoindre celui de cette jeune fille. A ce moment-là, le Sol restant toujours sourd à vos prières, rien n'empêche le sinistre processus de se poursuivre, ni la classe économique de devenir une espèce de morgue pour les quatorze passagers du bord. Vous et votre assistante, vous serez les seules personnes en vie au milieu de ce charnier. Et à votre point d'arrivée, quel qu'il soit, vous serez immanquablement arrêtés et inculpés pour ce massacre.

L'Hindou, les jambes croisées, le revolver dans la main gauche, mais le canon incliné vers le sol, écoute Blavatski sans la moindre trace d'émotion. Puis il regarde sa montre, mais avec beaucoup de discrétion.

L’HINDOU: Votre étude prospective, monsieur Blavatski, pêche par la base. Elle repose sur deux présupposés: le premier, c'est que le Sol ne ressent aucune bienveillance à l'égard des passagers; le second, c'est que mes demandes au Sol sont exorbitantes.
BLAVATSKI: Je suis tout prêt à débattre de ces présupposés.
L’HINDOU /avec ironie/: Mais voyons, monsieur Blavatski, il n'y a rien à débattre! La bienveillance du Sol est, dans le problème, une inconnue. Le sort ultime des passagers, aussi. D'ailleurs, ce mot même: "passagers", comme il est ambigu! Et comme il rend bien ce que votre position a de précaire et de transitoire!
BLAVATSKI: Eh bien, passons au deuxième présupposé: vous êtes sûrement mieux renseigné sur les demandes que vous avez adressées au Sol.
L’HINDOU /avec un petit rire/: Mes demandes n'ont rien d'excessif! Elles n'impliquent pour le Sol aucun sacrifice! Ni la libération de détenus politiques, ni le paiement d'une rançon. En fait, je demande la réparation d'une erreur. Car c'est, bien entendu, par erreur que mon assistante et moi nous nous trouvons à votre bord.
CARAMANS: Par erreur! Comment puis-je croire cela?
L’HINDOU: Mais oui. Et vous qui êtes la logique même, monsieur Caramans, comment avez-vous pu penser un seul instant que je désirais me rendre là où vous croyez aller? Moi qui suis bien convaincu de la non-existence de Madrapour!
CARAMANS /la lèvre tremblante/: Là où nous croyons aller! Mais nous allons à Madrapour! Je me refuse à toute autre hypothèse!

L'Hindou hausse les sourcils et sourit sans dire un mot. Il regarde à nouveau sa montre avec un air patient. Dans le cercle, par contre, règne la tension.

L’HINDOU /à son assistante/: Eh bien, où en sont-ils?
L’HINDOUE /en détachant son oeil du coin du rideau, son visage contracté par le mépris/: Les occidentales sont des chiennes!
L’HINDOU: Toutes les femmes sont des chiennes!
L’HINDOUE / avec majesté /: Je ne suis pas une chienne!
L’HINDOU /avec ironie/: Que ferais-tu si tu devais mourir dans quelques minutes?
L’HINDOUE: Je méditerais.
L’HINDOU: Sur quoi?
L’HINDOUE: Sur la mort.
L’HINDOU /d'une voix grave/: L'amour physique est aussi une méditation sur la mort.
L’HINDOUE /le bras tendu, pointé devant elle, l'oeil exorbité, en montrant les voyants lumineux qui viennent de s'éclairer/: Ha!

De chaque côté du rideau de la cambuse, les voyants lumineux annoncent en deux langues: "attachez vos ceintures", "fasten your belts". Un soulagement sur les visages des voyageurs.


Rideau





ACTE DEUXIEME


PREMIER TABLEAU


Même lieu, de chaque côté du rideau de la cambuse les voyants lumineux annoncent: "Attachez vos ceintures", "Fasten your belts". Les visages tendus des voyageurs.

L’HÔTESSE /avec impassibilité professionnelle/: Attachez vos ceintures, s'il vous plaît.

Il y a une série de déclics dans le salon: les passagers enclenchent l'une dans l'autre les deux parties métalliques de la boucle.

BOYD /se penchant vers Mrs. Banister, à voix basse /: Dieu merci, ce cauchemar est fini.
L’HINDOU /d'un ton sévère/: II est fini pour moi. Mais pour vous il continue.

L'Hindou fait le signe à son assistante de rappeler Michou et Manzoni. Sans aucune discrétion, elle tire le rideau. Manzoni apparaît le premier. L'assistante, le revolver braqué sur lui, s'efface d'un air de dégoût. Manzoni s'attarde sur le seuil, en rajustant sa cravate avec soin.

MANZONI: /d'une façon assez théâtrale, à l'Hindou/: Et maintenant, si vous devez exécuter quelqu'un, ce sera moi.

Cette annonce déclenche des rires.

MURZEC /d'une voix sifflante/: Monsieur Manzoni, il est dommage que vous ayez lu en classe économique, en lettres lumineuses, l'ordre d'attacher les ceintures. Sans cela, bien évidemment vous seriez pour nous un héros!
MANZONI /d'un air presque sincère/: Mais je n'ai rien lu, du tout!

Une mèche sur l'œil, et l'oeil baissé, Michou apparaît. Elle passe devant Manzoni comme si elle ne le voyait pas, s'assied avec raideur sur son fauteuil, boucle sa ceinture, et sans un regard pour personne, sans un mot, elle ouvre son livre et feint de le lire. De toute évidence, elle a vu l'annonce lumineuse en classe économique.

L’HÔTESSE /à l'Hindoue/: Ne voulez-vous pas vous asseoir, madame? Les atterrissages sont parfois un peu brusques.

L'Hindoue lui jette un coup d'oeil d'un mépris écrasant.

L’HINDOU /avec politesse, à l'hôtesse/: Vous voudriez bien excuser mon assistante. Elle a une tâche de surveillance à exercer. Mr. Chrestopoulos a l'âme déchirée par la perte de ses bagues, et Mr. Blavatski regrette beaucoup son revolver.
BLAVATSKI: Vous pourriez me le rendre au moment où vous quitterez l'avion.
L’HINDOU: Pas du tout.
BLAVATSKI: Le revolver seul, sans le chargeur, si vous craignez que je vous tire dessus.
L’HINDOU: Allons, pas de Western, Mr. Blavatski. Vous n'avez pas besoin d'une arme: vous avez votre dialectique.

L'Hindou boucle sa ceinture. Le sac gonflé des dépouilles à ses pieds, les jambes croisées, il attend. Les passagers attendent l'atterrissage. Mrs. Boyd suce un bonbon, Mrs. Banister bâille derrière sa main, Chrestopoulos mâche un cure-dents, Bouchoix tripote son jeu de cartes, Michou relit son roman. A les voir, on peut penser qu'il ne s'est rien passé, que le cauchemar, comme a dit Mrs. Boyd, est fini.

MURZEC /à Michou, agressivement/: Je dois dire, mademoiselle, que je suis stupéfaite de vous avoir vu saisir le premier prétexte venu pour aller vous fourrer dans les jambes d'un bellâtre de bas étage, surtout vous, qui prétendez aimer votre fiancé. Et cela, presque au vu de tous, sur un fauteuil de classe économique qui est bien, en effet, le lieu qui convient pour ce genre d'amour au rabais, si du moins je peux salir le mot "amour" en désignant ainsi l'exercice auquel vous venez de vous livrer.

Michou frémit comme si on l'avait giflée, ses lèvres s'affaissent et les larmes jaillissent de ses yeux. Elle ouvre la bouche pour répliquer, mais elle n'en a pas le temps.

PACAUD /furieux, à Murzec/: Vous, la vipère, vous allez foutre la paix à cette petite, et je ne le répéterai pas!
BLAVATSKI: Vous devriez comprendre, madame, que nous en avons vraiment assez de vous et de vos interventions!

Par le geste, par la voix, par la mimique, tous l'approuvent. Seul l'Hindou et son assistante restent à l'écart de la scène. L'Hindou la suit avec attention, mais de loin, comme si elle se passait dans un monde auquel il n'appartient pas.

MURZEC /d'une voix criarde/: Mr. Blavatski, ce n'est pas parce que vous êtes Américain que vous allez régenter cet avion. J'ai le droit à mes opinions, et personne ne me fera taire.
PACAUD /à Murzec, hors de lui/: Oh, si! Moi! Au besoin en vous mettant une paire de claques!
MURZEC /à Pacaud, avec un ricanement/: Vous n'êtes pas ici chez Mme Edmonde. Et je ne suis pas un "faux-poids".
PACAUD: Madame!
MURZEC /à Pacaud/: Oh, pas de hurlement, je vous prie! Je suis clairvoyante, voilà ce qui vous gêne.
ROBBIE /à Murzec/: Vous avez la clairvoyance des gens bornés. Ils comprennent tout, mais à moitié.
MURZEC /à Robbie/: Ça vous va bien, de parler de moitié, vous qui n'êtes qu'une moitié d'homme!
CARAMANS /à Murzec/: Mais enfin, madame, vous pouvez penser ce que vous voulez de vos compagnons de voyage, mais vous n'êtes par forcée de le leur dire.
MURZEC /à Caramans/: Qu'est ce que vous voulez? Je suis franche, moi. Je n'ai pas appris l'hypocrisie en récitant mes prières.

Caramans fait sa moue et se tait.

BLAVATSKI /à Murzec/: II n'est pas question de franchise, mais de bonne éducation minimale.
MURZEC /à Blavatski/: Exemple de bonne éducation minimale : fouiller dans le bagage à main d'un compagnon de voyage quand il est aux toilettes.

Chrestopoulos sursaute et jette un coup d'œil furieux à Blavatski.

BLAVATSKI /à Murzec/: Madame, vous êtes méchante, voilà la vérité.
MURZEC /à Blavatski/: La vérité des Westerns: les bons et les méchants. Et à la fin, les bons, avec bonté, massacrent les méchants. Si c'est là votre morale, gardez-la pour vous.
SERGIUS /à Murzec/: Méchante ou pas, vous ne paraissez pas beaucoup aimer vos semblables.
MURZEC /à Sergius/: Si, à condition que mes semblables soient vraiment mes semblables, et non des espèces de gorilles.

Il y a des "Oh !" indignés.

BOYD: My dear! Elle dépasse les bornes!
MURZEC /à Boyd/: C'est vous qui dépassez les bornes, vous la goinfre! Vous dont l'être se réduit à une bouche, un intestin et un anus!
BOYD: Mon Dieu!
MANZONI /à Murzec/: Mais c'est affreux de parler ainsi à une vieille dame ! Vous avez des manières épouvantables.
MURZEC /à Manzoni/: Oh, vous, l'ustensile de ces dames, taisez-vous! Les phallus n'ont pas la parole!
ROBBIE /à Murzec/: En tout cas, s'ils l'avaient, ils ne voteraient pas pour vous.
SERGIUS /à Murzec/: Madame, permettez-moi une question : Ne trouvez-vous pas que c'est un peu anormale de nous haïr et de nous mépriser tous à ce point? Après tout, qu'est ce qu'on vous a fait? Et en quoi sommes nous si différents de vous?
MURZEC /à Sergius/: Mais en tout! Vous n'allez pas comparer. Dieu merci, je n'ai rien à voir avec ces produits peu ragoûtants de sous-humanité dont je suis ici entourée.

Ceci déclenche des protestations violentes.

PACAUD /hors de lui /: Fourrons-la en classe économique et qu'on n’en parle plus.
BLAVATSKI /en élevant la main sans s'apercevoir que l'assistante de l'Hindou braque sur lui son arme/: Madame, si nous sommes des sous-hommes pour vous, ce que vous avez de mieux à faire, c'est de descendre de cet avion quand il atterrira!

Cette proposition est accueillie par des clameurs d'approbation semblables aux hurlements d'une meute qui force une bête.

PACAUD /en hurlant, les veines de ses tempes gonflées, à Murzec/: Au besoin, on vous jettera dehors.
L’HÔTESSE /d'une voix douce/: Mme Murzec a un billet pour Madrapour.
MURZEC /d'un air calme/: Vous n'aurez pas à le faire. Je m'en irai dès que l'avion se sera posé.
L’HÔTESSE /d'une voix neutre/: Madame, votre titre de voyage vous donne le droit de garder votre place dans cet avion jusqu'à l'arrivée.
MURZEC /à l'hôtesse/: Et pouvez-vous m'assurer que cet avion va bien à Madrapour?
L’HÔTESSE /d'un ton officiel/: Oui, madame.
MURZEC /en singeant l'hôtesse/: Oui, madame. /avec un ricanement de mépris/ En réalité, vous ne savez rien. Et pourtant, vous n'avez cessé depuis le début de nous bercer dans l'illusion d'une fausse sécurité. Je ne suis pas dupe, sachez-le! Avec vos airs de sainte nitouche, vous êtes ici la pire de toutes! Et je vous le dit comme je le pense : une menteuse et une hypocrite! Car vous n'allez pas prétendre que vous ignoriez, vous, qu'il n'y avait personne dans le poste de pilotage! Vous l'avez su dès le début! Vous l'avez su dès le moment où je vous ai demandé de compléter votre annonce.

Le cercle se fige, submergé tout à coup par le sentiment que Murzec dit vrai. Tous les regards se fixent sur l'hôtesse.

L’HÔTESSE: C'est exact. C'est au moment où, sur votre demande, je suis entrée dans le poste de pilotage...

Les passagers la regardent, immobiles, déconcertés, fronçant les sourcils.

MURZEC /à l'hôtesse/: Et vous n'avez trouvé personne? Eh bien, dans ce cas, votre devoir était de le dire aux passagers.
L’HÔTESSE /à Murzec/: Je me suis demandé si j'allais le faire. Mais j'ai préféré ne rien dire. Après tout, mon rôle à bord n'est pas d'inquiéter les passagers. Il consiste, au contraire, à les rassurer.
SERGIUS: Eh bien, c'est là un point de vue tout à fait légitime.
MURZEC /à Sergius, avec un ricanement/: La bête au secours de la belle! Eh bien, mademoiselle, rassurez ses gogos tout à fait! Dites-leur que vous allez bien à Madrapour!

L'hôtesse garde le silence.

MURZEC /à l'hôtesse, sur le ton le plus venimeux/: Vous voyez! Vous n'osez pas le répéter!
L’HÔTESSE /à Murzec, le visage fermé/: Madame, je ne vois pas en quoi mon opinion peut intéresser qui que ce soit. Elle n'a aucune importance. Ce n'est pas moi qui dirige l'avion. C'est le Sol.

Tout à coup, les aérofreins se déclenchent. Les passagers sursautent avec violence. Personne ne bronche. L'Hindoue faillit tomber à l'atterrissage.

MURZEC /à l'Hindou, d'une voix tremblante/: Où atterrissons-nous?
L’HINDOU /à Murzec/: Comment le saurais-je? /se dressant, sur un ton courtois/ Ne bougez pas, et ne débouclez pas vos ceintures. Au moment où l'exit s'ouvrira, toutes vos lumières vont s'éteindre. Ne vous effrayez pas. Cette obscurité ne durera pas plus de quelques minutes.

Contrairement à cet ordre, Murzec se lève, pose son bagage à main sur son fauteuil et enfile une veste de daim.

L’HINDOU /à Murzec, à mi-voix/: Madame, il me semble que vous vous faites des illusions, si vous pensez que vous pouvez choisir d'aller ou de ne pas aller à Madrapour.

Cette phrase étonne tout le monde, mais Murzec paraît ne pas l'entendre. Avec des gestes lents, précautionneux, l'Hindou se coiffe de son turban, le revolver au creux de la main gauche, il passe derrière son fauteuil et son assistante debout, à sa droite. Il regarde les passagers avec une expression d'ironie et de compassion. Dans le silence, on entend l'escalier de coupée sortir du ventre de l'avion. Les lumières s'éteignent, Mrs. Boyd pousse un cri. L'obscurité est d'un noir opaque. On entend une série de bruits.

L’HINDOU: Asseyez-vous, monsieur Chrestopoulos! Et ne bougez plus. Vous avez failli poignarder Mme Murzec.

A ce moment, le faisceau d'une lampe électrique jaillit, éclairant Chrestopoulos, debout devant son fauteuil, un couteau à la main, et à quelques pas de lui, lui tournant le dos et se dirigeant vers l'exit, quand la voix de l'Hindou l'a immobilisée, Mme Murzec. On peut voir également l'Hindoue , qui se tient à coté de l'exit, le sac pendant au bout du bras. Chrestopoulos s'assied. Il y a un claquement sec : il vient de refermer son couteau. Le faisceau de la lampe se déplace, éclairant successivement Blavatski, Bouchoix, Pacaud, puis s'immobilise sur la nuque du Grec. La main de l'Hindou s'avance, et sans un mot, le Grec lui tend son couteau.

L’HINDOU /à Chrestopoulos, sans colère/: Vous imaginez-vous, ce qui se serait passé, monsieur Chrestopoulos, si nous nous étions mis à tirailler contre vous dans le noir? Combien de gens auraient été atteints... Et tout cela pour quelques petites bagues.

L'Hindou éteint la lampe. L'obscurité recouvre le salon, puis le silence. Tout d'un coup, on entend la porte s'ouvrir et on sent un vent glacé s'engouffrer dans l'avion.

L’HINDOU /d'une voix grave/: Vous êtes sauvés. Pour le moment. Mais si j'étais vous, je ne me fierais pas entièrement à la bienveillance du Sol. Il n'est pas évident que le sort auquel il vous destine soit très différent de celui que j'avais envisagé pour vous, si l'avion n'avait pas atterri. Je dois dire que vous m'avez déçu. Vous ne vous êtes pas conduit comme une famille humaine, mais comme un troupeau de bêtes égoïstes, dont chacune essayait de sauver sa peau. Il ne vous échappe pas, j'espère,que ce tirage au sort, que j'ai suggéré et que vous avez décoré du mot trompeur de démocratie, est une infamie. Et personne ici n'a le droit de se réfugier dans sa bonne conscience. Et si vous aimez la vie, n'allez pas gâcher ces brefs moments dans les querelles. N'oubliez pas que si longue que vous apparaisse votre existence, votre mort, elle, est éternelle.

Aucun bruit de pas. Rien qui indique un départ. Rien que les gémissements que le froid polaire arrache. Quand l'électricité reparaît, l'hôtesse, pâle, retire une couverture qu'elle a jetée sur ses épaules se frottant les mains l'une contre l'autre, elle vacille sur ses jambes et va verrouiller l'exit. Tous se lèvent en même temps et, les bras levés, les gestes gourds, mettent leurs manteaux. Le fauteuil de Mme Murzec est vide ainsi que ceux des Hindous.

L’HÔTESSE /d'une voix à peine audible/: Je vais faire du café.

Du cercle s'échappent des murmures de reconnaissance, mais à peine articulés.

BANISTER /dans un souffle/: Je pourrais avoir du thé?
BOUCHOIX /d'une voix expirante/ Moi aussi.

Affalé sur son fauteuil, il paraît à demi mort.

L’HÔTESSE: Oui.

L'hôtesse se dirige vers la cambuse en chancelant sur ses jambes comme si le froid avait bloqué ses articulations du genou. Dès qu'elle quitte sa place, Pacaud se dresse, traverse d'un pas hésitant le demi-cercle droit, saisit d'une main tremblante la couverture que l'hôtesse a abandonnée sur son fauteuil et, avec des gestes mal assurés, la dispose sur les jambes de Bouchoix. Bouchoix ne regarde pas son beau-frère et ne lui dit pas merci. Sa main squelettique saisit la couverture et la remonte jusqu'à son cou. Sergius se dresse non sans mal.

BLAVATSKI /à Sergius, d'un ton d'autorité/: Où allez-vous?
SERGIUS: Proposer à l'hôtesse de l'aider.
BLAVATSKI: Elle n'a pas besoin de votre aide.
SERGIUS /à Blavatski/: Ni moi de vos conseils, merci.

Sergius gagne en titubant la cambuse. Il trouve l'hôtesse entourant de ses mains un pot en métal, dans lequel est plongé une résistance. En voyant Sergius, elle a un pâle sourire de gratitude. Elle frissonne de la tête aux pieds.

L’HÔTESSE /d'une voix à peine audible/: L'eau n'était plus assez chaude.
SERGIUS: II faudra retirer vos mains à temps. Vous pourriez vous brûler sans même vous en apercevoir.

L'hôtesse fait oui de la tête.

SERGIUS: II faudrait aussi donner une collation aux passagers. Ils ont besoin de manger pour se réchauffer.

L'hôtesse acquiesce de nouveau, en désignant de la tête une porte derrière eux qui donne dans une chambre froide pleine de nourriture. Sergius commence à préparer les plateaux et à les disposer sur le chariot, l'hôtesse le regarde sans parler, les mains collées au pot en métal.

SERGIUS: Enlevez vos mains. Vous allez vous brûler.

Elle n'en fait rien. Sergius saisit ses deux poignets et les écarte de force du métal. Elle pousse un léger soupir, et se laissant aller contre Sergius, elle renverse la tête en arrière et l'appuie contre son épaule dans une attitude d'abandon. Il l'encercle de ses bras. L'hôtesse ne fait aucun mouvement pour se dégager. C'est Sergius qui s'écarte d'elle pour lui verser un peu d'eau bouillante sur du café en poudre dans une tasse, et il lui tend la tasse.

L’HÔTESSE /d'une voix détimbrée/: Je ne vais pas boire la première, avant les voyageurs.
SERGIUS /avec autorité/: Buvez donc. Vous avez besoin de retrouver vos forces ne serait-ce que pour les servir.

Elle accepte. Sergius dilue pour lui un peu de poudre de café dans l'eau. Ils boivent, côte à côte, sans un mot, à petites gorgées, les deux mains enserrant la grosse tasse brûlante. Les yeux par-dessus le bord de la tasse, Sergius regarde l'hôtesse des yeux pleins de tendresse. Ayant bu, il pousse le chariot en première classe et il aide l'hôtesse à servir. En leur absence, la configuration du cercle a subi des changements. Chrestopoulos s'est installé dans le fauteuil de l'Hindoue, laissant libre sa place que Michou a occupée. Robbie s'est saisi du fauteuil de Michou et Mme Edmonde s'est décalée d'une place pour le suivre, laissant un fauteuil libre à la gauche de l'hôtesse. Sergius et l'hôtesse sont accueillis partout avec une certaine gratitude, sauf par Mrs. Banister.

BANISTER /d'un ton hautain/: Vous avez été promu aux fonctions de steward, monsieur Sergius?
ROBBIE /à Banister/: Je pensais que ce genre de remarque avait disparu avec le départ de Mme Murzec. /avec perfidie/ II faudra bien pourtant vous faire à l'idée que les hommes puissent s'intéresser à quelqu'un d'autre.
BANISTER /furieuse/: J'aime autant que vous sachiez que je n'ai jamais rien attendu de vous dans ce domaine.
ROBBIE /avec une mauvaise foi/: N'ayez donc pas l'air si déçu.

Mme Edmonde pose sur l'avant-bras de Robbie une main protectrice.

EDMONDE /avec vulgarité/: Ah, laisse tomber. On voit bien le genre de morue que c'est.

Les passagers mangent. Pacaud presse Bouchoix de manger, mais sans succès. C'est à peine si Bouchoix, visiblement épuisé, réussit à boire un peu de thé avec l'aide de son beau-frère qui l'entoure de soins fraternels. Sergius aide l'hôtesse à replacer les plateaux vides sur le chariot. Ils entrent dans la cambuse.

SERGIUS /d'une voix hésitante/: II y a maintenant un fauteuil vide à côté du vôtre. Est-ce que vous me permettez de m'y asseoir ?
L’HÔTESSE: Mais bien sûr, si ça vous fait plaisir. Je ne pense pas que Mme Edmonde ait l'intention de le reprendre.
SERGIUS: Ça ne vous paraît pas un peu indiscret de ma part d'aller m'asseoir à côté de vous?
L’HÔTESSE /d'une voix unie/: Mais non. C'est bien naturel.
SERGIUS: Vous savez, je suis étonné de votre gentillesse à mon égard.
L’HÔTESSE: Mais vous-même...

Dans son attitude il n'y a rien qui sente la ruse, la coquetterie. On revient dans le salon. Sergius s'assied à côté de l'hôtesse, ce qui donne lieu dans le cercle à quelques échanges de regards, mais à aucune remarque. Le cercle a pris un air d'attente, à la fois patient et inquiet. On entend le ronronnement du moteur.

L’HÔTESSE: Attachez vos ceintures, s'il vous plaît!
BLAVATSKI /à l'hôtesse/: Mademoiselle, ce vol est pour le moins insolite et je crois que le moment est venu de vous poser quelques questions.
L’HÔTESSE /avec un air de fatigue/: Je suis à votre disposition, monsieur.
BLAVATSKI: Quand avez vous appris que vous alliez participer à ce vol?
L’HÔTESSE: Hier, au début de l'après-midi. J'était la première surprise.
BLAVATSKI: Pourquoi?
L’HÔTESSE: J'étais revenue de Hong Kong le matin même, et normalement, j'aurai dû avoir trois jours de repos.
BLAVATSKI: Comment vous a-t-on contactée?
L’HÔTESSE: Par téléphone. Chez moi.
BLAVATSKI: Est-ce que ce genre de contact est habituel?
L’HÔTESSE: Habituel, non; mais c'est déjà arrivé.
BLAVATSKI: Et que vous a-t-on dit?
L’HÔTESSE: De réceptionner les voyageurs pour Mandrapour à 18 heures à Roissy et de les accompagner.
BLAVATSKI: Qui vous a téléphoné?
L’HÔTESSE: Un directeur.
BLAVATSKI: Comment s'appelle-t-il?
L’HÔTESSE: II a dit son nom, mais je n'ai pas saisi. La communication était mauvaise.
BLAVATSKI: Vous ne lui avez pas demandé de répéter?
L’HÔTESSE: Je n'ai pas eu le temps. Il m'a donné ses instructions et il a raccroché.
BLAVATSKI: Vous a-t-on dit de ne pas pénétrer dans le poste de pilotage?
L’HÔTESSE: Non.
BLAVATSKI: Alors, pourquoi ne l'avez vous pas fait?
L’HÔTESSE /d'une voix atone, et comme si elle n'espérait pas convaincre son interlocuteur/: J'estime qu'une hôtesse n'a pas à entrer dans le poste de pilotage, à moins d'y être appelée. Surtout quand elle ne connaît pas le commandant de bord.
BLAVATSKI /avec rudesse/: Et l'annonce ? Qui vous a communiqué l'annonce?
L’HÔTESSE: Personne. Je l'ai trouvée dans la cambuse.
BLAVATSKI: Et cette annonce ne vous a pas frappée comme très incomplète?
L’HÔTESSE: Si.
BLAVATSKI: Et vous n'avez pas pensé à demander au commandant de bord de la compléter!
L’HÔTESSE: Je n'aurais pas fait ça de mon propre chef. J'aurais eu l'air de le critiquer.

Dans le silence qui règne, Robbie se met à rire. Tous les yeux convergent vers lui.

ROBBIE /à Blavatski/: Ne vous fâchez pas, je vous prie, mais une chose me frappe: vous êtes jusqu'au cou dans les stéréotypes américains, et vous ne vous en apercevez même pas!
BLAVATSKI /avec sécheresse/: Et qu'est-ce qu'il y a d'américain, là-dedans?
ROBBIE /avec gaité/: Mais tout! L'enquête! La cross-examination, la detective story! Rien ne manque! Mais voyons, c'est... comique! Il ne s'agit pas de cela du tout! Vous considérez cette histoire à un niveau qui n'est absolument pas le sien! Dans un moment, vous allez dire que l'Hindou était un gangster!
BLAVATSKI: Et qui était-il donc?
ROBBIE: Je n'en sais rien, en tout cas, pas un gangster.
CHRESTOPOULOS /avec indignation/: II nous a quand même dépouillés!
ROBBIE /à Chrestopoulos/: Ça, c'était une farce, ou une leçon. Peut-être, les deux.
CHRESTOPOULOS /soutenu par Mrs. Boyd et Mrs. Banister/: Une farce! Une farce pour vous, peut-être!

Robbie rit à nouveau.

SERGIUS /à Blavatski/: Je trouve, moi aussi, passablement déplacé l'interrogatoire policier que vous faites subir à l'hôtesse. Vous avez l'air de la traiter en suspecte, voire en coupable.
BLAVATSKI: Mais pas du tout!
CARAMANS: Un peu, si. Je n'irai pas jusqu'à dire qu'il y a quelque chose de policier dans vos questions, mais le ton inquisiteur dont vous usez n'est pas très agréable.
BANISTER /avec acidité/: L'hôtesse est très défendue par les messieurs.
BLAVATSKI: Eh bien, que cela vous plaise ou non, je vais continuer mes questions. Cela vous est peut-être égal de ne rien comprendre et de baigner dans le mystère, mais moi, j'ai le souci de clarifier la situation. /sur un ton plus courtois, à l'hôtesse/ Mademoiselle, encore quelques questions, s'il vous plaît: qui vous a demandé de recueillir, en plus des passeports, le numéraire et les chèques de voyage des passagers?
L’HÔTESSE: La personne qui m'a parlé au téléphone.
BLAVATSKI: C'est un procédé très inhabituel. Je dirais même choquant. Vous n'avez pas posé de questions?
L’HÔTESSE /avec lassitude/: Je l'ai dit. Je n'ai pas eu le temps. Il a raccroché.
BLAVATSKI: Vous auriez dû retéléphoner.
L’HÔTESSE: Retéléphoner à qui? Je n'avais pas son nom.
BLAVATSKI: Je voudrais revenir sur l'annonce. Vous faites votre annonce, Mme Murzec la trouve incomplète et insiste auprès de vous pour que vous la complétiez auprès du commandant de bord. Vous entrez alors dans le poste de pilotage et vous constatez qu'il est vide. Bien sûr, pour vous, c'est un choc?
L’HÔTESSE: Bien sûr.
BLAVATSKI: Et cependant, quand vous revenez en première classe, vous vous taisez. Pourquoi?
SERGIUS /avec irritation, à Blavatski/: Vous ne clarifiez rien du tout, Blavatski. Vous piétinez. Mme Murzec a déjà posé cette question à l'hôtesse et elle a déjà répondu.
BLAVATSKI /à Sergius/: Eh bien, laissez-la répéter la réponse.
L’HÔTESSE: Mon rôle n'est pas d'inquiéter les passagers. Il consiste au contraire à les rassurer.
BLAVATSKI: Telle est en effet votre motivation professionnelle. En avez-vous une autre?
L’HÔTESSE: Quelle autre pourrais-je avoir? Après tout, l'avion volait, il avait décollé sans équipage. Il pouvait donc atterrir. Pourquoi affoler les passagers?
BLAVATSKI: Passons à un autre point. Après nous avoir dépouillés de nos montres et de nos bijoux, l'Hindou vous a fait fouiller par son assistante. Pourquoi vous seule? Pourquoi pas les autres?
SERGIUS /à Blavatski/: Mais c'est à l'Hindou qu'il aurait fallu poser cette question!
BLAVATSKI /à Sergius/: Mais taisez-vous donc, Sergius! Vous brouillez tout avec vos interventions idiotes!
SERGIUS /en débouclant sa ceinture et en se levant à moitié, à Blavatski/: Je ne permets à personne de me parler ainsi! C'est vous, l'idiot.
CARAMANS /se penchant, les deux mains en avant/: Messieurs, Messieurs! Si nous essayions de dépassionner le débat!

L'hôtesse, au même moment, tire Sergius en arrière. Il se rassied. Les transparents lumineux s'éteignent.

CARAMANS /la lèvre active et le sourcil relevé/: II me semble que Mr. Blavatski ne devrait pas se laisser emporter par son tempérament, et que M. Sergius, de son côté...
SERGIUS: Si Mr. Blavatski reconnaît l'avoir employé le premier, je suis prêt à retirer le mot "idiot".
BLAVATSKI /sur le ton d'un homme qui vient de recevoir des excuses/: Ça va comme ça, mon vieux, de mon côté, je ne vous en veux pas du tout.
SERGIUS /furieux/: Eh bien, dans ce cas, je ne retire rien!

Il y a des rires partout. Blavatski et Sergius rient aussi. L'incident s'éteint.

CARAMANS /à l'hôtesse, en entrant dans le rôle du juge/: Je dois dire cependant, que la question de Mr. Blavatski me paraît très pertinente, mademoiselle. Seriez-vous disposée à y répondre? Il s'agit de savoir pour quelle raison vous avez été la seule d'entre nous à avoir été fouillée par les Hindous?
L’HÔTESSE /d'une voix douce/: Mais je n'ai jamais refusé de répondre. C'est plutôt que j'ai été surprise par la tournure que Mr. Blavatski a donnée à sa question. A entendre Mr. Blavatski, j'aurais dû savoir à l'avance la raison pour laquelle l'Hindou n'avait fait fouiller que moi.
CARAMANS: A l'avance, non. Mais après?
L’HÔTESSE: Après, oui, naturellement, j'ai compris pourquoi il m'avait fait fouiller, /d'une voix anxieuse/ mais c'est là justement la difficulté. Je ne sais pas si je dois le dire...
BANISTER /avec un rire perlé et flûté/: II me semble, mademoiselle, que vous exagérez beaucoup les soins que vous nous devez. Nous n'avons pas besoin ni d'une maman ni d'un mentor : tout au plus, d'une serveuse.

La réaction de l'hôtesse : pas un regard, pas un mot.

CARAMANS: Mademoiselle, vous en avez dit trop, ou trop peu. Et maintenant, il n'y a plus à reculer, vous devez nous expliquer les faits.
L’HÔTESSE /avec un soupir/: Quand l'assistante m'a fouillée, elle m'a pris ma petite lampe électrique.
CARAMANS: La lampe dont l'Hindou s'est servi dans l'obscurité pour éclairer les ... initiatives de Mr. Chrestopoulos?
L’HÔTESSE: Oui
CARAMANS: Est-ce tout?

L'hôtesse reste silencieuse.

CARAMANS: Est-ce tout?
L’HÔTESSE: Non. Elle m'a pris aussi la clef.
BLAVATSKI: Quelle clef?
L’HÔTESSE: La clef qui ferme le placard où j'avais enfermé les passeports et le numéraire.
BLAVATSKI /en débouclant sa ceinture et en se mettant sur ses pieds avec agilité/: Nom de Dieu! Venez, mademoiselle, venez! Vous allez me montrer lequel!

Il se précipite vers la cambuse suivi de l'hôtesse. Deux secondes plus tard, sa grosse main écarte le rideau. Il réapparaît.

BLAVATSKI /d'un air sombre/: Le placard est vide. Ils ont tout emporté.

Le désarroi de tous est alors porté à son comble. II y a des exclamations furieuses, des plaintes, les passagers entreprennent d'ôter leur manteaux, le désespoir et la colère les ayant échauffés. Il y a dans le cercle une agitation incroyable, ponctuée de jurons. Il y a dans la direction de la cambuse un défilé de gens qui vont constater que le placard est bien vide. Les plus acharnés dans cette recherche sont Chrestopoulos et Mme Edmonde. De retour à leur place, ils jettent à l'hôtesse de méchants regards.

EDMONDE /à l'hôtesse/: Espèce de sale petite garce! Tu le savais depuis le début, qu'ils nous avaient tout piqué!

ROBBIE /en posant sa main sur le bras de Mme Edmonde/: Dès le début de quoi?

Edmonde tourne vers Robbie des yeux fascinés.

BLAVATSKI: Un instant! Un instant! Ce n'est pas le moment de nous énerver! Nous allons procéder par ordre. Mademoiselle, quand l'Hindoue vous a pris la clef, a-t-elle ouvert devant vous le placard où vous aviez enfermé les passeports et le numéraire?
L’HÔTESSE /avec lassitude/: Non.
BLAVATSKI: Mais vous avez compris qu’elle allait le faire dès qu'elle vous avait renvoyée à votre place?
L’HÔTESSE: Je l'ai pensé, oui. Sans cela, pourquoi aurait-elle pris la clef?
BLAVATSKI: Vous avez donc conclu que l'Hindoue allait tout rafler ?
L’HÔTESSE: Oui, c'est ce que j'ai conclu.
BLAVATSKI /d'un ton accusateur/: Et, cependant, vous n'avez rien dit!
L’HÔTESSE /en haussant légèrement les épaules/: A quoi cela aurait-il servi de vous prévenir? Ils étaient armés.
BLAVATSKI: Et après le départ de l'Hindou, vous n'avez pas pensé à vérifier le contenu du placard?
L’HÔTESSE: Non.
BLAVATSKI: Vous n'êtes pas curieuse.
L’HÔTESSE: Mais c'est parce qu'à ce moment-là, je savais que le placard était vide.
BLAVATSKI /comme s'il l'avait fait tomber dans un piège/: Ah, vous le saviez! Et comment le saviez-vous?
L’HÔTESSE: Quand l'Hindoue est ressortie de la cambuse, son sac était gonflé à craquer.
BLAVATSKI: Eh bien, les Hindous foutent le camp. Alors? Pourquoi ne pas nous dire à ce moment-là qu'ils ont vidés le placard?
L’HÔTESSE /après un silence prolongé/: J'aurais pu. Mais cela aurait beaucoup agité les passagers et ce n'était pas très important.

Des cris, des protestations.

BLAVATSKI /d'un ton autoritaire/: Un instant! C'est parfaitement scandaleux! Cet argent et ces passeports, c'est vous qui les aviez collectés et c'est vous qui en aviez la garde. Et vous venez de dire que leur disparition ne vous paraît pas "très importante"?
L’HÔTESSE: Je veux dire qu'à cet instant, il y avait quelque chose qui m'inquiétait davantage.
BLAVATSKI: Quoi?
L’HÔTESSE /d'une voix résolue/: Je n'ai pas à le dire.
EDMONDE: C'est trop facile!
BLAVATSKI /en levant la main/: Mademoiselle, pouvez-vous apporter la preuve que l'ordre vous a bien été donné à Paris de collecter les passeports et le numéraire des passagers?
L’HÔTESSE: Comment, la preuve? On m'a donné ces instructions par téléphone.
BLAVATSKI /victorieusement/: Justement. Rien ne prouve que vous les avez reçues.
SERGIUS /d'une voix tremblante de colère/: Rien ne prouve non plus que l'hôtesse les ait inventées. Je vous rappelle un axiome de Droit, Biavatski. Ce n'est pas à l'hôtesse de prouver son innocence, c'est à vous de prouver sa complicité.
BLAVATSKI: Mais je n'ai jamais prétendu...
SERGIUS: Mais si! De toute évidence! Mme Murzec ne vous suffit pas! Vous avez fait choix d'un autre bouc émissaire et vous essayez de constituer l'hôtesse en coupable.
ROBBIE /en souriant, à Biavatski/: Sergius a raison, Biavatski, même s'il a ses raisons à lui de défendre l'innocence. Je vous le répète, tout ceci est absurde, vous menez une pseudo-enquête! Il y a pourtant un fait qui réduit à néant vos petites idées sur la complicité de l'hôtesse! Elle n'a pas suivi l'Hindou. Elle est avec nous, embarquée dans le même bateau et soumise au même destin.

Il prononce "destin" avec un accent de fatalisme. Sa phrase fait sur tous un effet glaçant, même sur Biavatski.

CARAMANS / en relevant sa lèvre /: Mr. Biavatski, je voudrais attirer votre attention sur le fait suivant : rien ne vous habilite à jouer les juges d'instructions à l'égard d'une Française dans un avion français. Et rien ne vous autorise non plus à assumer ici de votre propre autorité un leadership que personne ne vous reconnaît.
BLAVATSKI: J'ai le droit comme tout le monde de poser des questions!
CARAMANS: Vous avez ce droit, mais vous en abusez. Je vous dis amicalement, Mr. Biavatski, vous souffrez d'une maladie bien américaine : l'interventionnisme.
BLAVATSKI: C'est-à-dire?
CARAMANS: Eh bien, vous intervenez sans arrêt. Comme la CIA. Et comme elle, d'ailleurs, à tort et à travers. Exemple: vous faites un coup à Athènes et vous y installez les colonels. Et puis, quelques années plus tard, vous faites un coup à Chypre. Résultat: colère à Athènes et vos colonels grecs sont vidés. Votre deuxième coup a annulé le premier.
BLAVATSKI /avec rudesse/: A quoi riment ces stupides considérations? Je n'ai rien à voir avec Chypre, ni avec Athènes!
CARAMANS /en pinçant ses lèvres/: Et vous n'avez rien à voir avec nous non plus.
BLAVATSKI /plus agressif que jamais/: Tout cela ne nous mène nulle part! Revenons à l'hôtesse, puisque c'est là la véritable question. Je n'affirme pas qu’elle est complice de l'Hindou. Cependant, si elle l'était...
SERGIUS /avec colère/: Mais vous n'avez même pas le droit d'examiner en public ce genre d'hypothèse! Vous jetez le soupçon sur l'hôtesse et vous lui faites le plus grand tort!
L’HÔTESSE /la voix calme/: Mr. Sergius, je ne me sens aucunement atteinte par ces suppositions. Laissez Mr. Blavatski imaginer qu'il exerce encore sa profession, puisque cela lui fait plaisir.
BLAVATSKI: Admettons que l'hôtesse soit complice de l'Hindou. Elle est ici, c'est vrai. Mais qui l'empêche, arrivée à destination, de retrouver l'Hindou pour avoir sa part du butin?

Robbie se met à rire aux éclats, il ne se contente pas de rire. Il se tortille et se trémousse sur son fauteuil, ses jambes emmêlées l'une dans l'autre, ses doigts longs comprimant ses joues. Il n'arrive pas à parler. Tous les yeux se tournent vers lui.

ROBBIE /avec le plus grand sérieux/: Voyons, Blavatski, vous êtes pourtant un homme très intelligent. Comment pouvez-vous dire une chose pareille! Vous n'avez donc pas écouté? L'Hindou a quitté le monde qui est le nôtre et nous ne le reverrons jamais. Ni lui, ni le sac.
CHRESTOPOULOS /en rugissant/: Pourquoi l'a-t-il emporté, dans ce cas?
ROBBIE: Pas pour s'enrichir, bien sûr. Mais pour nous dépouiller!

Il s'ensuit un silence qui dure quelques instants. Pacaud est pris par l'inquiétude que lui donne l'état de santé de Bouchoix. Michou, avec abandon filial, a posé sa main sur la main de Pacaud. Mrs. Banister, sans jamais le regarder, ne voit que Manzoni. Celui-ci n'a d'yeux que pour Michou. Caramans tient un dossier-prétexte ouvert devant lui. Mrs. Boyd suce un bonbon... Tous, unanimes à oublier qu'on ne sait pas qui dirige cet avion, quelle destination est la sienne, ni même s'il y en a une.

BANISTER /en dardant les yeux cruels sur tous les hommes/: Puisque je suis entourée d'hommes si attentifs et si intelligents, je voudrais leur poser une question: comment expliquent-ils le froid glacial dans l'avion quand l'Hindou et sa compagne sont descendus?

Aucun homme ne songe à répondre, l'agressivité de Mrs. Banister étant si évidente. Caramans regarde Manzoni avec un air de complicité. Ce rappel à ses devoir laisse Manzoni insensible. Il regarde fixement la main de Michou que Pacaud tient dans sa grosse patte.

PACAUD /à Banister/: C'est vrai, il faisait un froid épouvantable. Et mon cœur s'est serré quand j'ai vu Mme Murzec partir dans la nuit glacée avec sa petite veste de daim.

II y a un silence gêné.

BANISTER /faisant retomber sur Pacaud la fureur que lui donne l'indifférence de Manzoni/: Si vous avez le cœur si tendre, monsieur Pacaud, il ne fallait pas menacer Mme Murzec de la "foutre dehors"!
BOYD: My dear!
PACAUD /avec indignation/: Mais je n'ai jamais dit ça ! Je lui ai conseillé de se retirer en classe économique. C'est Blavatski qui lui a suggéré de quitter l'avion !
BLAVATSKI: Exact. C'est moi. Mais un peu plus tard, vous avez bel et bien prononcé les paroles que Mrs. Banister a citées.
PACAUD: Absolument pas!
BANISTER: Mais si! Vous l'avez dit. A un autre moment, vous l'avez même menacée de lui mettre une paire de claques! Etrange menace à adresser à une dame!
EDMONDE /ne pouvant pas supporter l'air triomphant de Mrs. Banister/: La Murzec n'est pas plus une dame que vous.

Mrs. Banister ignore cette remarque.

ROBBIE /d'un air sérieux/: Mais peu importe, au fond, qui a dit quoi! Nous avons tous poussé à la roue pour qu'elle s'en aille ! Et nous en portons tous la responsabilité!
SERGIUS: Tous, sauf l'hôtesse.
L’HÔTESSE: Ce n'est pas tout à fait vrai. Je me suis bornée à dire à Mme Murzec qu'elle avait le droit de rester. Je n'ai pas insisté pour qu'elle le fasse.
BLAVATSKI /d'une voix sourde/: Je regrette d'avoir suggéré que Mrs. Murzec quitte l'avion. Pour moi, c'était une façon de faire pression sur elle pour qu'elle se taise. J'ai été stupéfait qu'elle prenne cela au pied de la lettre! Car enfin, débarquer seule, dans la nuit, par ce froid, sans savoir même où elle était ! C'est pour moi une décision tout à fait incompréhensible!
CARAMANS: En fait, vous savez, elle avait l'air fasciné par cet Hindou. Elle a pu vouloir le suivre et sortir avec lui...
BLAVATSKI: Non, non, c'est nous qui l'avons poussée dehors par notre exécration!
BANISTER /d'un air bénin et d'une petite voix douce/: Vous avez raison, Mr. Blavatski, nous aurions dû la retenir. On aurait dû réagir autrement à ses sarcasmes.
BOYD: C'était difficile, my dear! Cette femme dépassait les bornes!
BANISTER /avec un air angélique et en soupirant/: Mais on n'aurait pas dû entrer dans son jeu et lui rendre coup pour coup. En réalité, il faut bien le dire: nous l'avons aidée à se déchaîner.

Banister glisse un regard à Manzoni pour épier ses réactions.

BOYD /se levant de son fauteuil, et faisant un petit rire puéril, à Banister/: Je crois que je vais aller me poudrer le nez.

Son sac en croco pendant au bout de son bras droit, elle traverse en trottinant le demi-cercle gauche, soulève le rideau et s'engage en classe économique. On entend un cri terrifié. Sergius se précipite en classe économique, mais le rideau s'ouvre et Mrs. Boyd apparaît, pâle et défaillante, la main gauche pressée contre son coeur. Elle chancelle, Sergius la reçoit dans ses bras.

BOYD /l'oeil agrandi, d'une voix entrecoupée/: C'est abominable. Je viens de voir un fantôme.
SERGIUS /avec assurance/: Mais non, madame. Il n'y a pas de fantômes.
BOYD /en bégayant/: Je l'ai vu comme je vous vois.

L'hôtesse et Mrs. Banister accourent vers Boyd.

BANISTER /en battant du cil/: Laissez-la, je vais m'occuper d'elle, Mr. Sergius.
SERGIUS /à Banister/: Merci. Pendant ce temps, je vais voir ce qui l'a effrayée.

Sergius soulève le rideau de la classe économique. Il fait deux pas et se fige: assise au troisième rang à droite, Mme Murzec lui apparaît de profil, les deux mains sur son sac, les yeux clos, la peau tirée sur les os, comme une momie.

SERGIUS /d'une voix étranglée/: Madame!

Il n'y a pas de réponse. Elle ne bouge pas. Sergius s'approche, avance sa main et du bout des doigts lui touche le gras de l'épaule. Murzec se tourne d'une pièce et avec la dernière violence lui donne un coup sec sur la main du tranchant de la sienne.

MURZEC /d'une voix furieuse/: Eh bien, quelles sont ces manières? Qu'est ce qui vous prend? Que me voulez-vous?

Blavatski s'approche de Sergius.

BLAVATSKI /avec un petit rire/: Pas d'erreur! C'est bien elle!

Tous accourent et se pressent, stupéfaits, à l'exception de Pacaud qui n 'ose quitter Bouchoix.

BLAVATSKI: Madame, allez vous nous expliquer...
L’HÔTESSE: Je vous demande pardon, Mr. Blavatski, il n'est pas question que Mme Murzec ouvre la bouche avant de revenir en première classe et de boire quelque chose de chaud.

Tous l'approuvent.

MURZEC /qui n 'est que lait et que miel/: Je vous remercie mille fois de votre gentillesse, mademoiselle, mais je n'ai pas l'intention de remettre en question la décision qu'ont prise mes compagnons de voyage de me chasser. Elle était largement méritée. Je m'y tiendrai. Et à tous, je veux demander humblement pardon de toutes les méchancetés que j'ai dites. Je ne serais jamais revenue ici, fût-ce en classe économique, si dès mes premiers pas à terre /ici, un frisson la parcourt/, je ne m'étais pas sentie repoussée /un désespoir creuse son visage /. En somme je ne me suis sentie acceptée nulle part, ni dans le charter, ni sur le Sol.

Elle cache la tête dans ses mains en prononçant ce mot.

L’HÔTESSE: Mais enfin, madame, vous ne pouvez rester ici. Il fait trop froid.
MURZEC /en relevant la tête et en frissonnant/: Quand j'était à terre - et je ne souhaite pas à mon pire ennemi de vivre ce que j'ai vécu - je me suis tout à coup rappelée que vous aviez proposé dans un premier temps de me reléguer en classe économique. C'est ce qui m'a donné le courage de remonter à bord. Et j'espère que vous voudrez bien me permettre de subir, là où je me trouve, la punition que vous m'avez infligée.

Elle parle d'une voix basse, étouffée, ses lèvres sèches et décolorées se mettent à trembler. La stupeur laisse les passager sans voix. Quand la parole leur revient, il y a, à voix basse, un brouhaha de commentaires. On est très serrés les uns contre les autres. Banister appuie sa poitrine contre le bras droit de Sergius. Tournant la tête, il lui jette un coup d'oeil et voit son regard glisser sur lui et revenir se poser sur Mme Murzec avec une expression moqueuse et méprisante.

SERGIUS /à Banister, d'une voix basse et menaçante/: Si vous articulez un seul mot contre cette femme, je vous écrase.
BANISTER /à Sergius, à voix basse, en le détaillant avec impudence/: Mais qui vous dit que cela me déplairait?
BLAVATSKI /dominant le tumulte/: Mais enfin, madame, peut-être allez vous nous expliquer...
L’HÔTESSE /avec une raideur polie/: Non, Mr. Blavatski, je le répète: Je ne vous laisserai poser aucune question à Mme Murzec avant qu'elle ait réintégré la première classe et qu'elle ait bu une boisson chaude.

Il y a un concert de vives approbations.

MURZEC /inflexible/: Je vous remercie encore une fois, mademoiselle, mais je resterais ici. Je ne serais pas à ma place parmi vous.

En chœur, les passagers protestent. On est unanime: elle ne peut pas demeurer où elle est. Les sièges sont incommodes, la place pour les jambes restreinte, le chauffage insuffisant. En outre, elle a besoin, après ses épreuves, de réconfort moral. Murzec tourne vers eux à tour de rôle des regards reconnaissants.

EDMONDE /enserrant la taille de Robbie/: Madame, vous allez vous geler les fesses. Revenez plutôt crécher avec nous!

Murzec remercie tout le monde encore une fois, et en particulier, Mme Edmonde.

CARAMANS: Madame, si vous désirez vous repentir des remarques peut-être un peu vives que vous nous avez adressées, vous pouvez bien le faire en première classe, au coude à coude avec nous. Et enfin, serait-il vraiment charitable d'obliger l'hôtesse, à chaque collation, d'aller vous servir en classe économique.

Murzec cède. Précédée, soutenue, escortée, la Murzec s'assied à sa place dans la première classe. On n'a d'yeux que pour elle. Murzec reçoit un plateau des mains de l'hôtesse. Elle boit le café. Mais comme ses mains tremblent, Mrs. Boyd, sa voisine de gauche, se lève avec empressement, et elle lui beurre ses toasts. Elle les remet l'un après l'autre à Murzec qui la remercie chaque fois. Il y a autour un débordement de bonne volonté. Personne n 'est impatient à connaître l'épreuve que la Murzec a subie à terre, et la manière inexplicable dont elle est remontée à bord. L'hôtesse prend le plateau des mains de Murzec et disparaît dans la cambuse en jetant derrière elle un regard d'appréhension à Blavatski, qui, les yeux clos, fait semblant de dormir.

L’HÔTESSE /avec l'intonation d'une gouvernante dans une nursery/: Et maintenant, si nous baissions un peu la lumière et si nous dormions?

L'hôtesse baisse la lumière. Un silence tombe.

MURZEC /d'une voix nette/: Monsieur Blavatski, maintenant que j'ai repris quelques forces, je suis prête à répondre de mon mieux à vos questions.
BLAVATSKI /en se rasseyant avec un sursaut/: Eh bien, madame, si vous êtes en état de répondre, nous pourrions peut-être...
MURZEC: Oui, monsieur.
BLAVATSKI /sans aucun entrain/: Première question. Etes vous sortie de l'avion devant ou derrière les Hindous?
MURZEC: Autant que je puisse le savoir, je ne suis sortie ni devant eux ni derrière eux.
BLAVATSKI /d'une voix acerbe/: Madame, êtes-vous en train de nous dire que les Hindous sont restés dans l'avion?

Il y a un échange de regards entre les passagers.

MURZEC: Mais pas du tout. En fait, je les ai vus plus tard marcher devant moi et s'éloigner du charter. Mais au moment où je me suis engagée sur la passerelle, j'était seule. Je suis formelle.
BLAVATSKI /d'un ton accusateur/: Comment pouvez-vous être si formelle? Il faisait nuit noire.
MURZEC: Oui, mais j'aurais alors entendu leurs pas résonner sur les marches métalliques de la passerelle comme j'entendais les miens.
BLAVATSKI: Voyons, revenons en arrière. Le charter atterrit, la lumière s'éteint, l'Hindou, qui se trouve derrière Sergius, braque une lampe électrique sur Chrestopoulos, debout, un couteau à la main, et où êtes-vous à ce moment-là, madame Murzec?
MURZEC: Je me dirige vers l'exit.
BLAVATSKI: Où est l'Hindoue?
MURZEC: A droite du rideau de la cambuse, le revolver braqué sur Chrestopoulos.
BLAVATSKI: Que se passe-t-il ensuite?
MURZEC: Quelqu'un, l'hôtesse, je crois, ouvre l'exit.
L’HÔTESSE: Oui, c'est moi.
BLAVATSKI: Et vous, bien sûr, vous êtes partie dès que l'exit s'est ouvert?
MURZEC: Non, justement. L'Hindou parlait. Je voulais écouter ce qu'il disait.
BLAVATSKI: En effet, il parlait. Je me rappelle ce discours ridicule.
ROBBIE /d'un ton irrité/: II n'était pas ridicule. Vous n'avez pas beaucoup d'imagination, Blavatski.
BLAVATSKI /avec un geste de mépris/: Peu importe. Madame Murzec, vous avez écouté cette tirade jusqu'au bout?
MURZEC: Oui, je me souviens même de ses dernières paroles: "Si longue que vous paraisse votre existence, votre mort, elle, est éternelle."
ROBBIE: C'est exact. C'est bien là-dessus que l'Hindou a conclu. C'est une citation de Lucrèce.
BLAVATSKI /à Murzec/: Eh bien, qu'avez vous fait à ce moment-là?
MURZEC: Je me suis engagée sur la passerelle.
BLAVATSKI: Et les Hindous n'étaient pas derrière vous?
MURZEC: Non, j'en suis sûre.
BLAVATSKI: Comment pouvez vous être si sûre ?
MURZEC: Arrivée au pied de la passerelle, je les ai attendus.
BLAVATSKI: Pourquoi?
MURZEC: J'éprouvais un sentiment de terreur.
BLAVATSKI: Eh bien, que se passe-t-il ensuite?
MURZEC: J'ai vu tout d'un coup les Hindous à dix mètres de la queue de l'appareil.
BLAVATSKI /comme s'il prenait Murzec en défaut/: Vous les avez vus? Et il faisait nuit noire.
MURZEC: L'Hindou avait allumé sa lampe électrique pour éclairer son chemin. Je le vis de dos, avec sa compagne. Ils cheminaient sans aucune hâte. Leurs silhouettes se détachaient en noir sur le halo de la lumière. Je distinguais le turban de l'Hindou et le sac qu'il portait au bout de son bras.
BLAVATSKI /d'un ton autoritaire/: Mais voyons, ou bien les Hindous ont descendu la passerelle avant vous, ou bien ils l'ont descendue après.
L’HÔTESSE: II y a une troisième possibilité.

Blavatski ne tient aucun compte de son interruption.

BLAVATSKI /avec colère/: Voyons, madame, répondez!
MURZEC /avec une aspérité dans la voix/: Mais je ne fais que ça. Je suis formelle, monsieur: les Hindous n'ont pu descendre la passerelle après moi. Je les attendais au bas de l'échelle. J'aurais entendu leurs pas sur les degrés. Placée comme je l'étais, ils m'auraient touchée, frôlée. Et quant à s'engager avant moi, non, monsieur Blavatski, je dis non, c'est impossible. Quand l'Hindou a prononcé ce discours que vous avez si sottement qualifié de ridicule...

Mme Murzec se fige, baisse les yeux.

MURZEC: Pardon, monsieur! Je n'aurais pas dû dire "sottement". Je retire le mot. Et je vous prie d'accepter mes excuses. /d'un ton vibrant de ferveur/ Mais voyez-vous, je trouve que l’Hindou a prononcé des paroles admirables quand nous avions le privilège de l'avoir parmi nous.
EDMONDE /en se donnant une tape sur la cuisse/: Le privilège ! Eh bien, merde! Nous l'avons payé cher, le privilège!

Robbie pose ses doigts sur la bouche de Mme Edmonde. Elle ne parle plus.

BLAVATSKI /à Murzec/: Vous en faites pas pour les excuses. Moi-même, je suis peut-être allé un peu fort. De toute façon, je respecte vos convictions.

Murzec sort de son sac un mouchoir, se tamponne les yeux.

BLAVATSKI /à Murzec/: Reprenons!
MURZEC /d'une voix douce, mais avec une indomptable obstination/: Eh bien, voyez-vous, je suis absolument sûre de ce que j'avance. Quand l'Hindou a prononcé son discours, il était derrière M. Chrestopoulos. Moi, j'étais à côté de la porte, transie par le froid et le vent glacial. Sur son dernier mot, je suis sortie. Il est donc impossible qu'il soit passé devant moi.
BLAVATSKI /à Murzec/: Admettons. Admettons que deux et deux ne font pas quatre! Admettons que les Hindous ne soient pas descendus ni avant ni après vous! Et pourtant, qu'ils soient dehors! Ils auraient passé à travers le fuselage!
L’HÔTESSE /à Blavatski/: Mais il y a une troisième possibilité.
BLAVATSKI /en balayant du geste l'interruption de l'hôtesse/: Madame Murzec, reprenons. Vous êtes au bas de la passerelle: que se passe-t-il?
MURZEC /en frissonnant/: J'ai déjà dit: J'ai éprouvé un sentiment de terreur.
BLAVATSKI /avec une sorte de jovialité condescendante/: Après tout, c'est bien normal! Il faisait nuit noire, vous grelottiez et vous ne saviez pas où vous étiez!
MURZEC /en redressant la tête et en fixant sur Blavatski un oeil qui n'est pas facile à soutenir/: Non, monsieur. Ce n'est pas normal. Je ne suis pas une femmelette. Je n'ai peur ni du froid ni de la nuit. Et en marchant, je serait bien arrivée quelque part.

Blavatski se tait.

ROBBIE /à Murzec/: A quoi attribuez-vous ce sentiment de terreur?

Murzec le regarde avec gratitude. Elle ouvre déjà la bouche pour répondre...

BLAVATSKI /à Murzec/: Peu importe les sentiments! Venons-en aux faits!
MURZEC /avec une dignité froide, à Blavatski/: Avec votre permission, je vais d'abord répondre à la question qu'on vient de me poser.

Blavatski se tait.

MURZEC /en se tournant avec un mouvement affectueux vers Robbie/: C'est difficile à expliquer. Rien de précis. Je me suis sentie repoussée.
ROBBIE /à Murzec/: Vous voulez dire physiquement?
MURZEC: Physiquement aussi. Quand j'ai vu les Hindous à une dizaine de mètres devant moi, j'ai voulu courir pour les attraper. Ce fut horrible. Vous savez, on ressent parfois cette sensation dans les cauchemars: on s'élance, on lève les jambes et on n'avance pas, bien que l'effort vous fasse battre le coeur. Voilà ce que j'ai éprouvé. Une force terrifiante me repoussait.
BLAVATSKI /avec un petit rire sec/: Le vent.
MURZEC: Non. Le vent était dans mon dos.

Murzec se tait, déçue de ne pouvoir rendre compte de son horrible expérience qu 'en termes aussi vagues.

ROBBIE /à Murzec/: Voilà deux fois que vous employez le mot "terreur". Quelle différence faites-vous entre "la terreur" et "la peur"?
MURZEC /à Robbie/: Enorme. La peur, c'est une chose contre laquelle on peut lutter, et la terreur se rend maître de vous.
ROBBIE: S'est elle emparée de vous d'un seul coup, ou par degrés?
MURZEC: Elle m'a saisie dès que j'ai posé le pied sur le sol, mais elle n'a pas atteint tout de suite son paroxysme.

Robbie hoche la tête.

ROBBIE: Eh bien, pouvez-vous nous dire à quel moment votre terreur a atteint son paroxysme?
MURZEC: Quand les Hindous ont disparu...
BLAVATSKI /avec sarcasme/: Disparu?
ROBBIE /à Blavatski/: Voyons, Blavatski! Laissez parler Mme Murzec! /à Murzec/ Vous en étiez au moment où vous couriez sans réussir à avancer derrière les Hindous. A ce moment, vous voyez nettement dans l'obscurité leurs silhouettes se détacher de dos en noir sur le halo de lumière crée par la lampe électrique. Vous distinguez nettement, avez-vous dit, le turban de l'Hindou et le sac qu'il porte au bout de son bras. Est-ce là tout ce que vous avez-vu?
MURZEC: Non

Le visage tendu, les lèvres crispées; elle fait un grand effort pour se concentrer.


MURZEC: A un moment donné, l'Hindou a promené sa lampe électrique sur sa droite et j'ai vu de l'eau...
ROBBIE: Une flaque d'eau?
MURZEC: Non, non, quelque chose de beaucoup plus étendu: un lac...
BLAVATSKI /avec dérision/: Un lac sur un aérodrome!
ROBBIE /d'une voix aiguë/: Mais taisez-vous, Blavatski! Vous sabotez! Vous empêchez Mme Murzec de se souvenir. On dirait que vous le faites exprès!
BLAVATSKI /d'une voix coupante/: Mme Murzec a la mémoire courte, si elle ne peut pas se rappeler ce qui s'est passé il y a quelques heures.
ROBBIE /à Blavatski/: Et quoi d'étonnant à cela! Elle était sous le coup d'une terreur folle!
BLAVATSKI /en écartant les bras/: Mais enfin, un lac sur un aérodrome? A côté d'une piste d'atterrissage! A qui fera-t-on croire cela?

Un silence tombe.

MURZEC /à Blavatski/: Une piste? Vous voulez dire une piste en ciment? Mais il n'y avait pas de piste, monsieur Blavatski. Le sol était revêtu d'une épaisse couche de poussière sous laquelle de temps en temps on sentait des pierres.
ROBBIE /victorieusement/: Et voilà qui explique la brutalité de l'atterrissage!

Personne dans le cercle n 'ouvre la bouche, pas même Blavatski.

ROBBIE: Reprenons. L'Hindou éclaire une étendue d'eau, lac ou étang, et aussitôt après sa compagne et lui disparaissent.
MURZEC: Non, non. Entre le moment où l'Hindou a éclairé le lac et le moment où j'ai cessé de le voir, il s'est passé quelque chose d'important, de significatif...
ROBBIE: Eh bien?

Les passagers écoutent avec attention.

MURZEC /d'une voix angoissée et en se passant les deux mains sur les joues/: II y a à cet endroit un trou dans mes souvenirs. Tout a été englouti par le degré que ma terreur a atteint quand les Hindous se sont évanouis.
BLAVATSKI /avec sarcasme/: Ah! Parce qu'ils se sont "évanouis"! Comme des diables! Comme des anges! Comme des fantômes!
ROBBIE /avec colère/: Blavatski, vos manières de flic sont odieuses!
BLAVATSKI: Du moins sont-elles masculines.

L'oeil de Robbie étincelle, mais il garde le silence.

CARAMANS: Messieurs, ces remarques personnelles sont tout à fait déplacées.
MURZEC /se tournant vers Robbie/: Je dis "évanouis", mais, bien sûr, c'est une impression subjective. Peut-être l'Hindou a-t-il tout simplement éteint la lampe électrique? En tous cas, j'ai cessé de le voir.

Les passagers sont tous conscients: rien ne pourrait donner plus de crédibilité au récit de la Murzec que le caractère de cette remarque.

ROBBIE: Et c'est à ce moment-là, que votre terreur est parvenue à son paroxysme?
MURZEC: Oui.
ROBBIE: Pouvez-vous décrire ce paroxysme?
BLAVATSKI /en levant les bras au ciel/: Toute cette psychologie ne nous mène à rien! Nous ne sommes pas ici pour analyser des états d'âme! Venons-en aux faits!
CARAMANS: Mais les états d'âmes sont aussi des faits.
MURZEC /à Robbie/: J'ai eu le sentiment que quelque chose d'abominable me menaçait. J'ai été d'abord sans voix, paralysée, puis je me suis mise à hurler et j'ai fui.
BLAVATSKI: Dans quelle direction? Puisque vous ne pouviez pas avancer...
MURZEC: J'ai tourné en rond, je crois. J'étais en pleine panique. Je ne savais pas ce que je faisais. Je suis tombée dans la poussière, je me suis relevée, je suis retombée. Finalement, j'ai trouvé sous mes pieds une marche, j'ai compris que l'avion était là et je suis remontée pour m'y réfugier. Mais ce n'était pas la passerelle. C'était l'escalier-trappe dans la queue de l'appareil.
BLAVATSKI: L'escalier-trappe. Il était donc ouvert?
L’HÔTESSE: Mais oui, il l'était. Et probablement par l'Hindou.
BLAVATSKI /à l'hôtesse/: Et comment le savez-vous?
L’HÔTESSE /avec sa douceur habituelle/: Mais parce que c'est moi qui l'ai refermé. J'ai d'ailleurs essayé deux fois de vous le dire, Mr. Blavatski, mais vous n'avez pas eu la patience de m'écouter.
BLAVATSKI: Vous l'avez refermé? Mais alors vous avez donc pu voir Mme Murzec assise en classe économique?
L’HÔTESSE /avec calme/: Non. Je ne pouvais rien voir. La lumière n'était pas encore revenue.

Rassurés, les passagers peuvent glisser dans le sommeil. L'hôtesse baisse les lumières, il y a un mouvement général pour basculer les fauteuils en arrière, deux ou trois toux en écho, Chrestopoulos se mouche avec bruit, les chuchotements meurent par degrés entre Pacaud et Michou, Mrs. Boyd et Mrs. Banister, Mme Edmonde et Robbie.

L’HÔTESSE /à Sergius/: Dormez, maintenant. Vous avez un air malade.

Elle donne ses doigts à garder dans la main de Sergius et elle lui fait un sourire maternel. Mrs. Boyd dort déjà, les traits détendus. Bouchoix, dans la pénombre, paraît plus blême et plus cadavérique que jamais. Sa respiration est courte et sifflante. Pacaud range le jeu de cartes dans une de ses poches, mais les mains vides de Bouchoix font encore le geste de le manipuler. A ce moment, jaune, maigre, les cheveux tirés, Murzec se lève, traverse d'un pas raide le demi-cercle gauche, se penche et dit quelques mots à voix basse à l'oreille de l'hôtesse. Celle-ci a l'air surpris, réfléchit.

L’HÔTESSE: Oui, mais à condition de ne rien toucher.
MURZEC: Je vous le promets.

Murzec disparaît derrière le rideau de la cambuse.

SERGIUS /stupéfait/: Mais où va-t-elle?
L’HÔTESSE: Elle m'a demandé de s'isoler quelques instants dans le poste de pilotage.
BLAVATSKI: Et vous avez accepté!
L’HÔTESSE: Bien sûr. Où est le mal? Elle ne gênera personne.
BLAVATSKI /en se mettant debout avec une légèreté lourde/: J'y vais.
ROBBIE /avec véhémence/: Mais laissez donc tranquille Mme Murzec! Elle a assez souffert! Blavatski, vous êtes incorrigible ! Vous retombez dans votre manie interventionniste! Toujours à espionner les gens, à les manipuler, à les mettre en accusation ou à exercer des pressions sur eux! Mais foutez-leur donc la paix, une fois pour toutes!

Il y a un murmure général d'assentiment.

BLAVATSKI /avec une fausse douceur/: Mais je ne vais pas la déranger. Je veux seulement voir ce qu'elle fabrique. Après tout, notre sécurité est en jeu.

Il disparaît à son tour derrière le rideau de la cambuse. Quand il revient, quelques secondes plus tard, il s'assied, l'air impénétrable et, sans un mot, joint le bout de ses doigts et ferme les yeux comme s'il allait dormir. Personne ne lui pose la moindre question.

BLAVATSKI /en promenant à la ronde ses yeux pleins d'ironie/: Eh bien, me voilà tout à fait rassuré. Ce genre d'activité ne pose aucun problème. Mme Murzec est à genoux sur la moquette du poste de pilotage. Elle garde les yeux fixés sur la petite lumière rouge du tableau de bord...
CARAMANS /impatient/: Et que fait-elle?
BLAVATSKI: Elle prie.
CARAMANS: Ah!

Les deux hommes échangent des regards satisfaits.

ROBBIE /à Blavatski, d'un air tendu/: A voix basse ou à voix haute?
BLAVATSKI /sans regarder Robbie/: A voix haute. Bien posément. En articulant avec soin et tous les mots bien détachés. /visiblement, il s'amuse/
ROBBIE: Quel genre de prière fait-elle?
BLAVATSKI /avec un petit geste dédaigneux/: Notre Père qui êtes aux cieux...
ROBBIE: Elle aurait mieux fait de dire: Notre Père qui êtes au Sol...

Le visage de Robbie reste grave et tendu, le cercle s'enferme dans le silence. Sergius est visiblement malade, couché sur son fauteuil, il garde les yeux clos.

L’HÔTESSE /se penchant sur Sergius et le regardant attentivement/: Où avez-vous mal?
SERGIUS: Je n'ai mal nulle part. Je me sens faible. C'est tout.
L’HÔTESSE: Mais étiez-vous malade avant d'embarquer?
SERGIUS: Pas du tout. J'ai une très bonne santé. De ma vie, je n'ai jamais rien eu, sauf des grippes.
L’HÔTESSE /en souriant avec douceur maternelle/: Je n'ai rien à vous donner, sauf de l'aspirine. En voulez-vous?
SERGIUS /en s'efforçant de sourire/: Non, ça va aller mieux, merci.

L'hôtesse détourne la tête. Elle observe Bouchoix: son visage a une teinte cireuse, ses mains se crispent sur la couverture.

L’HÔTESSE /à Sergius/: Je me fais du mauvais sang pour ce malheureux. Il me paraît au bout de son rouleau.

Bouchoix soulève ses paupières. Son oeil devient plus vif, et sa main droite commence un long voyage tâtonnant les poches de sa veste. Il en sort son jeu de cartes. Une expression de contentement envahit son visage.

BOUCHOIX /à Pacaud, d'une voix extraordinairement faible/: Si nous... faisions... un poker?
PACAUD /avec espoir/: Mais tu vas mieux, Emile?
BOUCHOIX /de sa voix hachée/: Assez... pour faire... un poker.

Dans le cercle, toutes les conversations se taisent.

PACAUD /d'un air gêné/: Mais tu sais bien que je n'aime pas le poker, Emile. D'ailleurs, je n'ai pas de chance. Je perds toujours.
BOUCHOIX: Tu perds... parce que... tu joues mal.
PACAUD /avec un effort pour atteindre la jovialité/: Je ne sais pas mentir.
BOUCHOIX: Sauf... dans ta vie... privée.

Pacaud se tait, stoïquement.

MICHOU /sans regarder Bouchoix, et comme si sa remarque s'adressait en général à l'humanité des adultes/: Ce que vous êtes vache!

Le silence retombe.

BOUCHOIX /avec impatience/: Alors?
PACAUD: Mais c'est que nous n'avons pas d'argent.
CHRESTOPOULOS /l’œil noir brillant/: Monsieur Pacaud, il n'est pas nécessaire d'avoir des billets pour jouer au poker. Vous prenez n'importe quel bout de papier, vous écrivez dessus "bon pour 1.000 dollars" et vous signez.
PACAUD /à l'hôtesse/: Mademoiselle, avez-vous du papier?
L’HÔTESSE: Non, monsieur.
PACAUD /en promenant son regard sur le cercle/: Qui a du papier?

Personne ne bronche.

CHRESTOPOULOS /avec élan/: Mais n'importe quel papier fera aussi bien l'affaire. /à l'hôtesse/ Mademoiselle, avez-vous dans vos réserves du papier hygiénique? En feuilles, pas en rouleau.
L’HÔTESSE: Je suppose.

Elle se dirige vers la cambuse. Pacaud se met à rire d'un air mi-jovial, mi-gêné, Bouchoix lui-même sourit. L'hôtesse revient de la cambuse et, le visage tout à fait neutre, tend un paquet de papier hygiénique à Pacaud.

BANISTER /du bout des lèvres/: Vous allez jouer avec ça?
BOYD: My dear, ne parlez pas à ces hommes-là!
PACAUD /en sortant une pointe de Bic de sa poche/: Bien forcé. Et bien, qu'est-ce que je fais, maintenant?
CHRESTOPOULOS /à Michou, avec une politesse huileuse/: Mademoiselle, vous voulez me permettre de m'asseoir à côté de M. Pacaud?
PACAUD: S'il vous plaît, Michou.
MICHOU /sans chercher à cacher sa vive contrariété, en parodiant Pacaud/: S'il vous plaît, Michou! D'ailleurs moi, je me fous pas mal à côté de qui je suis assise.

Elle va prendre place sur le fauteuil occupé par l'Hindou, en laissant tomber dans sa colère son roman policier.

PACAUD /touché/: Mais ce n'est que pour un tout petit moment, mon petit ange.
MICHOU: Je ne suis pas votre petit ange, espèce de gros patapouf.

Elle met le nez dans son livre.

CHRESTOPOULOS: Si vous permettez, monsieur Pacaud, vous écrivez sur chaque feuille : "bon pour 1.000 dollars", vous datez, vous signez.
PACAUD /en riant et en jetant un coup d'oeil à Blavatski/: Pas des dollars! Ça ne fait pas sérieux! Des francs suisses ou des marks! Combien je fais de feuilles?
CHRESTOPOULOS /avec un petit rire complaisant/: Trente, pour commencer. Vous serez notre banquier, monsieur Pacaud. Vous nous donnez dix billets à chacun et, à la fin de la partie, nous vous remboursons, selon nos gains ou nos pertes.
PACAUD /d'un ton léger, en commençant à écrire/: Bon pour 1.000 francs suisses.
CARAMANS /avec froideur, sans élever la voix, à Pacaud/: Je ne mettrais pas ma signature sur ce genre de billet.
PACAUD /avec un petit rire/: Mais c'est du papier hygiénique!
BLAVATSKI: Le papier ne fait rien à l'affaire.

Les yeux de Pacaud vont de Caramans à Blavatski, il commence à réfléchir...

BOUCHOIX /impatient/: Et bien... qu'est-ce que tu attends?
ROBBIE /d'une voix chargée de sous-entendus/: Mais allez-y donc, monsieur Pacaud! Ecrivez ce que vous voulez! Datez! Signez! Bien que M. Chrestopoulos soit, comme ces messieurs, convaincu du contraire!

Pressé par Bouchoix, Pacaud écrit les trente billets, les signe, en donne dix à Bouchoix, dix à Chrestopoulos et garde le reste pour lui. L'hôtesse va à la cambuse.

MANZONI /à Michou/: II y a un fauteuil vide entre M. Chrestopoulos et vous: me permettez-vous de l'occuper?
MICHOU /d'un ton sévère/: Non. Je n'ai plus besoin de vous, merci.
PACAUD /avec reproche/: Mon petit ange!
ROBBIE: Appellation à l'instant très peu méritée!
MICHOU /à Pacaud, avec une rancune puérile/: Vous ! Occupez-vous de vos sales cartes, et fichez-moi la paix!

Manzoni reste impassible, mais ses doigts se crispent sur les accoudoirs. Mrs. Banister lui jette un regard féroce. La partie de poker s'anime, même l'oeil de Bouchoix brille dans sa physionomie inerte. Le rideau de la cambuse s'écarte, et Mme Murzec réapparaît, les paupières baissées. Elle s'assoit dans son fauteuil et observe avec stupéfaction la partie de cartes.

MURZEC /indignée/: Comment ! Ils ont entraîné ce malheureux, malgré son état, à jouer avec eux ?
BANISTER: Non, non, c'est tout le contraire. /avec ironie/ C'est ce malheureux qui les a entraînés.
MURZEC: Mais avec quoi misent-ils, puisqu'ils n'ont pas d'argent? A quoi riment ces feuillets?
ROBBIE /sur le ton le plus factuel/: Ces feuillets, grâce à une inscription manuscrite, valent mille francs suisses chacun. Ce sont des feuilles de papier hygiénique.
MURZEC: Mais c'est répugnant!
ROBBIE: Oh , vous savez, l'argent n'a pas d'odeur. C'est même la critique la plus forte que l'on puisse adresser au capitalisme.
BLAVATSKI: C'est dommage, que vous ayez perdu vos bagues. Vous auriez pu les miser!
CHRESTOPOULOS: Je ne mise jamais mes bagues.
BLAVATSKI: Mais bien sûr, ça ne doit pas être nécessaire! Vous ne devez pas perdre souvent!
CHRESTOPOULOS /avec un tranquille aplomb/: En effet. Je gagne. Et non parce que je triche, comme vous l'insinuez, monsieur Blavatski. Je gagne parce que je sais jouer. Je déplore, étant citoyen grec, le caractère raciste de votre insinuation.

Blavatski ne répond pas un mot.

MURZEC /avec tristesse/: L'Hindou a pris le grand chemin, et nous prenons le petit.
ROBBIE: Qu'est-ce que vous entendez par là: "le grand chemin", madame?
MURZEC: Mais il l'a dit lui-même: "Je suis un homme du grand chemin".
SERGIUS /avec effort/: Pardonnez-moi, madame. Il a dit: "Je suis un bandit de grand chemin".
MURZEC /avec indignation, à Sergius/: Et croyez-vous vraiment que l'Hindou ait été un bandit?
EDMONDE /d'une voix forte/: Et comment, que je le crois ! Il nous a tout piqué, le truand, même nos montres! Il faudrait quand même se rappeler qu'il nous a braqués et qu'il a failli claquer la petite. /en posant sa main sur la main de Robbie/ Pas vrai, mon minet?

Robbie lui fait un sourire ensorcelant, mais secoue la tête. L'hôtesse sert le déjeuner. Les passagers commencent à manger. Le Grec absorbe la nourriture d'une façon particulière. Il ne mange pas, il dévore. Il ne mâche pas, il engloutit; quand il sent qu'il n'enfourne pas assez rapidement, il pousse avec ses doigts, en ajoutant une bonne lampée de vin. En même temps, il souffle par les naseaux comme un porc. Le déjeuner fini, Chrestopoulos s'étale à l'aise sur son fauteuil, le pantalon tendu à craquer sur son gros ventre. Dès que l'hôtesse a enlevé son plateau, il allume un cigare long, puis avec un air de satisfaction il tire de la poche inférieure de son veston une liasse de papier hygiénique, les compte avec soin, en détache un petit paquet et le tend à Pacaud.

CHRESTOPOULOS: Monsieur Pacaud, je vous rend les 10.000 francs suisses que vous m'aviez avancés.
PACAUD /en acceptant machinalement les feuillets, surpris/: Merci. Ce n'était pas nécessaire, voyez-vous. Je ne crois pas qu'Emile veuille faire une autre partie.

Boitchoix garde les yeux fermés.

PACAUD /à voix basse, avec un demi-sourire, à Chrestopoulos/: Vous savez, il n'aime pas perdre. Et vous l'avez ratissé. Moi aussi.
CHRESTOPOULOS: Et bien, il serait temps de faire nos comptes.

Il étale dans ses mains comme un jeu de cartes les feuilles de papier hygiénique qui lui restent.

CHRESTOPOULOS: J'ai là des billets pour 18.000 francs suisses, monsieur Pacaud, réglables à l'arrivée à votre plus proche convenance en monnaie suisse ou française, comme vous voudrez.
PACAUD /furieux/: Quoi! Vous réclamez le paiement de cette monnaie de singe! Vous ne manquez pas de toupet!
BLAVATSKI /d'un ton vengeur/: Je vous l'avait dit, monsieur Pacaud!
CHRESTOPOULOS /d’un air indigné/: Ce n'est pas de la monnaie de singe, ce sont des billets datés et signés par vous...
PACAUD: Sur du papier-cul!
BOYD: My dear!
CHRESTOPOULOS /avec véhémence/: Le papier n'a rien à voir! Nous avons pris ce que nous avons trouvé. Ce qui compte, c'est que vous avez écrit dessus, monsieur Pacaud. Vous n'allez pas renier votre signature!
PACAUD /le souffle court/: Mais c'était un jeu! Rien de plus! Voyons, monsieur Chrestopoulos, rien que l'idée de faire des billets de banque sur du papier-cul enlevait tout sérieux à l'affaire.
CHRESTOPOULOS /son cigare vissé sur sa moustache/: Pas du tout. D'ailleurs, ces messieurs /il désigne Caramans et Blavatski/ vous ont averti. Et si vous avez donné votre signature en pensant qu'elle ne tirerait pas à conséquence, ce qui m'étonne chez un homme d'affaires, tant pis pour vous. Mais de mon côté, je suis dans mon droit en vous réclamant le remboursement d'une dette de jeu!
PACAUD /tout à fait hors de lui/: Une dette de jeu ! Et qui me dit que vous n'avez pas triché!
CHRESTOPOULOS /en retirant son cigare de sa bouche et en se levant/: Monsieur Pacaud! Vous m'insultez et vous insultez mon pays! J'en ai assez de ce racisme! Pour vous un Grec c'est un tricheur! C'est inadmissible! Vous allez vous excuser tout de suite, ou je vous mets ma main sur la figure!
PACAUD /prêt à bondir/: M'excuser! M'excuser parce que vous essayez de m'escroquer 18.000 francs suisses.
MICHOU /en se dressant devant le Grec/: Si vous le touchez, sale type, je vous arrache les yeux !

Michou lui décoche un coup de pied dans le tibia.

CHRESTOPOULOS: Mais elle est folle, cette gamine! Je vais la gifler! C'est tout ce qu'elle mérite!

Cependant, il ne s'y décide pas, peut-être parce qu'il est gêné par son cigare qu'il tient dans sa main . Pacaud, debout, tire Michou par la main pour la faire rasseoir, Michou se débat contre lui en regardant le Grec d'un air de défi.

BLAVATSKI: Asseyez-vous tous! C'est un ordre!

Tous les trois obéissent.

BLAVATSKI: Et maintenant, nous allons nous expliquer. Monsieur Pacaud, accusez-vous M. Chrestopoulos d'avoir triché?
PACAUD: Je n'en ai pas la preuve, mais ça me paraît probable.
CHRESTOPOULOS: Parce que je suis Grec!

Bouchoix lève la main décharnée, ses yeux s'ouvrent dans des orbites excavées.

BOUCHOIX: II... n'a pas... triché. Je l'ai... surveillé... de près. Et c'est mon jeu de cartes.

Bouchoix tourne lentement la tête, regarde Pacaud avec un demi-sourire empreint de malignité la plus noire, et ferme les yeux, son sourire restant figé.

BLAVATSKI: M. Chrestopoulos n'a pas triché, monsieur Pacaud, vous lui devez des excuses.
PACAUD: Moi, faire des excuses à ce... ce...!
CHRESTOPOULOS /avec un air de dignité, en s'adressant à tous/: Je me passerai des excuses de M. Pacaud. Ce que je désire, par contre, c'est que M. Pacaud reconnaisse publiquement sa dette envers moi: 10.000 francs suisses, que je lui ai gagnés au cours d'une partie loyale, et 8.000 francs que j'ai gagnés à M. Bouchoix! En tout, comme je l'ai dit: 18.000.
BANISTER /à Manzoni, en posant par mégarde sa main sur celle de Manzoni/: Mais pourquoi M. Pacaud doit-il payer les dettes de M. Bouchoix?

Elle le regarde d'un air interrogatif et désarmé.

MANZONI /avec un sourire de fatuité protectrice/: Mais parce que c'est M. Pacaud qui a signé les billets. Il va sans dire que M. Pacaud peut toujours recouvrer sa créance sur M. Bouchoix.

La tête de Bouchoix s'anime une deuxième fois, et il a un sourire méchant.

PACAUD /à Chrestopoulos/: Alors, là, monsieur, n'y comptez pas! S'il y a une chose dont vous pouvez être sûr, c'est que je ne me laisserai pas rouler par vous, monsieur Chrestopoulos! Vous n'aurez rien de moi! Rien! Pas un sou! Pas un cent! Pas un penny! Et quant à ces feuilles, vous pouvez vous les mettre où je pense.
MICHOU /en riant/: Ça, c'est génial!
CHRESTOPOULOS /avec dignité/: Ce n'est pas la peine d'être grossier. Vous me devez 18.000 francs suisses, monsieur Pacaud, et si vous ne les payez pas, je vous traînerais devant les tribunaux !

Chrestopoulos plie avec soin les feuillets et les glisse dans la poche inférieure de son veston.
ROBBIE, BLAVATSKI /en même temps/: Les tribunaux!

Cette exclamation s'accompagne chez Robbie d'un rire, suivi des gestes et des mimiques habituelles (main devant la bouche, bassin tressautant, jambes entortillées) qui indiquent l'absurdité de cette menace; pour Blavatski, par contre, ce recours paraît très improbable de la part de Chrestopoulos.

BLAVATSKI: Et à quel tribunal ferez-vous appel, monsieur Chrestopoulos? Français ou grec?
CHRESTOPOULOS /avec une gêne perceptible/: Français, bien sûr.
BLAVATSKI: Et pourquoi français?
CHRESTOPOULOS: Mais parce que M. Pacaud est Français.
BLAVATSKI: Et pourquoi pas grec, puisque vous êtes Grec? Avez-vous une raison, monsieur Chrestopoulos, pour ne pas désirer comparaître devant un tribunal grec?
CHRESTOPOULOS /en faisant assez bonne figure/: Aucune.
BLAVATSKI: Mais si, voyons. Vous n'avez pas eu quelques difficultés avec la justice de votre pays?
CHRESTOPOULOS /écrasant sans nécessité son cigare dans le cendrier de son fauteuil/: Pas du tout!

Les regards du cercle se portent sur ses doigts, et tous s'aperçoivent qu'ils tremblent. Il s'en avise lui-même et met les mains dans ses poches, ce qu'il ne fait pas sans peine, vu la façon dont son pantalon colle à son ventre. Il y a un silence qui se prolonge.

CHRESTOPOULOS: Je n'ai jamais fait de politique.
BLAVATSKI: Exact.
CHRESTOPOULOS: Je n'ai jamais été inculpé.
BLAVATSKI: C'est vrai aussi. Mais vous avez été cité comme témoin dans le procès d'un officier qui commandait un camp de prisonniers politiques sous le régime des colonels. Cet officier se serait livré avec vous à un fructueux trafic portant sur le ravitaillement du camp...
CHRESTOPOULOS: C'était une affaire parfaitement légale.
BLAVATSKI /d'un ton coupant/: Peut-être, si l'on tient compte des lois de l'époque. En tout cas, vous avez préféré quitter la Grèce, plutôt que d'apporter votre témoignage à ce tribunal. Ce qui ne plaide pas en faveur de votre innocence.
CHRESTOPOULOS /avec une indignation feinte/: J'ai quitté la Grèce pour des raisons personnelles!
BLAVATSKI /la voix sèche/: Mais bien sûr. Et c'est aussi pour des raisons personnelles que vous vous rendez à Madrapour?
CHRESTOPOULOS /avec véhémence/: J'ai déjà répondu à ces insinuations comme elles le méritent.
MURZEC /à Chrestopoulos, d'un ton pénétre/: Je prierai pour vous, monsieur.
CHRESTOPOULOS /en hurlant/: Je n'ai rien à foutre de vos prières!
MURZEC /d'une voix douce, à Blavatski/: Monsieur, vous manquez une fois de plus de charité à l'égard de M. Chrestopoulos. Vous lui faites au sujet de son voyage à Madrapour un procès d'intention. Et ce procès d'intention d'autant plus absurde qu'il est tout à fait exclu maintenant que nous n’atteindrons jamais Madrapour.
BLAVATSKI /avec une lourde ironie/: C'est tout à fait exclu? Madame, voilà une nouvelle importante! Il faudrait que vous me disiez comment vous l'avez apprise!

Murzec retire de son sac à main un petit calepin et dit après l'avoir feuilleté.

MURZEC: Et bien, mais faites le calcul vous-même. Il faut quatre heures de vol de Paris à Athènes. Six heures de vol de Athènes à Abu Dhabi. Et quatre heures et demie, d'Abu Dhabi à New Delhi. Nous n'avons fait escale ni à Athènes, ni à Abu Dhabi, et si le charter suit le même itinéraire que l'avion régulier, nous devrions être déjà à New Delhi. Est-ce exact, mademoiselle? Vous devriez pouvoir nous le dire puisque vous avez fait cette ligne.
L’HÔTESSE: C'est exact.

L'hôtesse regarde Mme Murzec avec reproche.

CARAMANS /sur le ton le plus officiel/: Messieurs, je ne veux pas vous cacher que je fais les plus expresses réserves sur les hypothèses fantaisistes que je viens d'entendre. Il se peut que ce charter ne suive pas le même itinéraire, ni le même horaire que l'avion de ligne, mais pour moi, il n'y a aucune raison sérieuse de penser qu'il n'arrivera pas à destination.
ROBBIE /en riant, à Sergius/: Ce bon vieux mythe de Madrapour, comme ils y tiennent !
PACAUD /d'une voix faible et détimbrée/: II est mort, je crois.

Pacaud tient par la main le mouchoir dont il a essuyé le front et les lèvres de Bouchoix. Bouchoix paraît dormir, ses mains squelettiques allongées à plat sur sa couverture.

BLAVATSKI /agressif/: Mort? Comment savez-vous qu'il ne respire plus? D'ailleurs, la respiration n'est pas le critère de la vie. Dans les centres de réanimation, vous avez des types qui respirent sous appareil et qui sont morts bel et bien, leur cerveau ne fonctionnant plus.
CARAMANS: Mais nous ne sommes pas ici dans un hôpital, et nous n'avons pas la possibilité de faire un encéphalogramme. Du moins pourrions-nous écouter son cœur.

Il y a des échanges timides de regards et, au bout de quelques secondes, plus de regards du tout. Personne ne se propose pour écouter le cœur de Bouchoix. Mrs. Boyd, qui dormait, soulève les paupières, regarde Bouchoix, puis des deux mains, précautionneusement, elle retire ses boules des oreilles.

BOYD /en fixant sur Banister son oeil de poule, rond et stupide/: Que se passe-t-il?
BANISTER /avec humeur/: Vous voyez bien ce qui se passe.
BOYD: Mon Dieu! /elle remet ses deux boules dans la petite boîte en plastique, et la boîte dans son sac en faisant claquer le fermoir doré/ Mon Dieu! Mais c'est affreux! Pauvre homme ! Mourir si loin des siens! Où va-t-on le mettre?
BANISTER /d'un murmure parfaitement audible/: Je vous en prie, Elisabeth, n'ajoutez rien. Vous allez vous rendre odieuse. On n'est d'ailleurs même pas sûr qu'il...
BOYD / avec reproche /: Comment? On n'en est pas sûr?
BLAVATSKI /d'un ton écrasant/: Non, madame!
MURZEC /d'une voix douce/: Puisque personne ne veut écouter son coeur, on pourrait au moins approcher un miroir de ses lèvres. Si le miroir se ternit, c'est qu'il vit encore.
BLAVATSKI: C'est un procédé de bonne femme, il n'est pas du tout probant.
ROBBIE: A défaut d'un autre, on pourrait toujours essayer. Mrs. Banister, peut-être avez-vous dans votre sac un petit miroir que vous pouvez nous prêter?
BANISTER /avec un aplomb tranquille/: Je n'ai pas de miroir dans mon sac. Je le regrette.
ROBBIE: Mais si, vous en avez un. Je l'ai vu.
BANISTER /d'un ton léger/: Vous vous êtes trompé, Robbie. Vous êtes comme Narcisse: vous voyez des miroirs partout...
EDMONDE /en tirant un miroir de son sac/: En v'là des histoires pour un bout de miroir! /à Pacaud/ Tiens, mon gros, v’là le mien.

Pacaud traverse le cercle pour s'en saisir, tient le miroir à quelques centimètres des lèvres de Bouchoix.

BLAVATSKI /d'un ton de commandement/: Plus près! Mais sans le toucher!

Pacaud obéit. Quelques secondes s'écoulent.

PACAUD: Est-ce que cela suffit?
BLAVATSKI: Bien sûr.

Pacaud éloigne le miroir des lèvres de Bouchoix et le regarde de très près.

BLAVATSKI: Ne l'approchez donc pas tant de vous! Sans cela, c'est votre respiration qui va le ternir.
PACAUD: Mais je suis myope!

Des deux côtés du rideau de la cambuse, les signaux lumineux annoncent l'atterrissage.

BLAVATSKI /en bondissant sur ses pieds et en pointant le bras droit vers les signaux lumineux/: Regardez! Attachez vos ceintures!

Le visage de Blavatski a une expression triomphale. Il se tient tout droit, ses grosses jambes écartées. A le voir ainsi transfiguré, on dirait que c'est à lui que revient le mérite de ce retour au sol.


Pause

Noir



DEUXIEME TABLEAU


Même lieu. Les signaux lumineux annoncent l'atterrissage. Tous, sauf Pacaud et Sergius, remettent de l'ordre dans leurs vêtements et dans leurs bagages à main. A part Pacaud qui, les deux mains appliquées sur son visage, étouffe ses sanglots, personne ne s'intéresse plus à Bouchoix.

L’HÔTESSE: Attachez vos ceintures, s'il vous plaît!

Elle s'assied et prend la main de Sergius qu'elle caresse de ses doigts fins. Il la regarde avec tendresse.

MICHOU /avec douceur, à Pacaud/: Essuie-toi les joues, gros mec.

Pacaud obéit, et pendant qu'il tamponne son visage, Michou se frotte la joue contre son épaule et le regarde avec une gentillesse infinie. Manzoni regarde Michou, l'oeil fixe, l'air stupide.

BANISTER /avec une très gracieuse ondulation de la hanche et du buste/: Ah, Elizabeth, vous ne pouvez pas savoir comme j'aspire à ce bain. J'espère seulement que la salle de bains de ma chambre sera digne d'un hôtel quatre étoiles. Je suis très difficile sur les salles de bains.
BOYD: Moi aussi.
BANISTER: Oh, je me souviens, au Ritz, à Lisbonne, j'avais fait une réclamation. Le pauvre directeur n'y comprenait rien. Mais, madame, répétait-il avec son accent chantant, que lui reprochez-vous, à cette salle de bains? Elle est en marbre! (elle rit) Enfin, à Madrapour, la première chose, je me baigne! Je me mets à tremper avec des sels de bain! Je me décrasse! J'espère que je trouverais bien quelqu'un pour me frotter le dos.
BOYD: My dear!
BANISTER /avec un regard oblique du côté de Manzoni/: Mais vous, si vous voulez bien, Elizabeth.
MICHOU /à Pacaud/: Tu vas quand même pas le pleurer pendant cent sept ans ce mec-là! T'es dingue, gros tas!
PACAUD: Mais tu comprends pas, Michou. Ma femme me l'avait confié! Et qu'est-ce que je vais lui dire, à ma femme?
ROBBIE: /en se redressant sur son fauteuil/: Mais rien! Vous ne lui direz rien! Pour la bonne raison que vous n'aurez jamais l'occasion de lui dire quoi que ce soit!

Le cercle regarde Robbie avec stupeur, avec indignation, mais personne n'ose relever son défi insolent, ni lui demander de le préciser. Un silence tendu succède à l'animation des préparatifs. La lumière dans le salon devient crépusculaire. Il fait de plus en plus sombre, on peut à peine distinguer les visages. Au milieu de tous, le visage de Bouchoix est de loin le plus visible. La descente s'accélère. L'avion prend contact avec le sol avec une extrême brutalité. Les moteurs s'arrêtent et, dans le silence, on entend le grincement de l'échelle métallique qui sort de la soute et se met en place devant l'exit. Il y a un grésillement subit du haut-parleur, et une voix nasillarde éclate avec une puissance énorme. Cette voix prend possession de l'avion. Blavatski et Chrestopoulos débouclent leur ceintures.

La VOIX: Ne détachez pas vos ceintures!

Dans la pénombre, Chrestopoulos et Blavatski se rattachent.

La VOIX: Mademoiselle, ouvrez l'exit!

L'hôtesse défait sa ceinture et se lève. Elle déverrouille la porte. Un vent glacial envahit l'avion. Du cercle montent de tous côtés des plaintes, des gémissements, mais aucune phrase de protestation.

La VOIX: Attention! Bouchoix Emile!

Il n'y a pas de réponse.

La VOIX: Vous êtes attendu au Sol!

Un silence suit. La stupéfaction du cercle.

La VOIX: Bouchoix Emile!

La voix parle toujours avec la même puissance, mais sans marquer aucune impatience.

PACAUD /d'une voix timide/: Mais il est mort.
La VOIX: Bouchoix Emile. Vous êtes attendu au Sol!
L’HÔTESSE: Nous avons ici un malade, M. Sergius. Est-ce qu'il pourrait être également évacué?

Un long silence suit cette question.

La VOIX /mécontent/: M. Sergius ne devrait pas être malade. Mademoiselle, vous donnerez à M. Sergius deux dragées d'Oniril, l'une le matin, l'autre le soir.
L’HÔTESSE: Oui, monsieur.
La VOIX: Bouchoix Emile! Vous êtes attendu au Sol!

Le corps de Bouchoix s'anime et ses mains décharnées rejettent sa couverture. Il se redresse sur son fauteuil. Mrs. Banister pousse un hurlement strident.

PACAUD: Emile! Mais on te croyait...
BLAVATSKI: My God!

Une femme crie de nouveau, et dans le cercle des exclamations sourdes étouffées jaillissent. Bouchoix se met debout de façon mécanique, sans effort apparent, sans aide aucune, sans saisir la main que lui tend Pacaud qui, détachant sa ceinture, se dresse lui aussi. Bouchoix s'avance dans la direction de l'exit à petits pas heurtés, sans vaciller, suivi de Pacaud.

PACAUD /le sac de Bouchoix dans sa main/: Emile, ton sac! Ton sac!

On entend le bruit sourd que le sac produit en tombant sur la moquette. L'exit ouvert laisse apparaître un rectangle de nuit sombre, et dans ce rectangle s'encadre la silhouette noire de Bouchoix, les deux mains pendant le long de son corps. Bouchoix disparaît. On entend son pas lourd sur l'échelle métallique. L'hôtesse verrouille l'exit, va vers la cambuse et revient avec un verre d'eau et une petite dragée.

SERGIUS: Qu'est-ce que c'est?
L’HÔTESSE: L'Oniril.
SERGIUS: Où l'avez-vous trouvé?
L’HÔTESSE: Dans un tiroir de la cambuse.

Sergius avale une petite dragée et boit de l'eau dans la demi-obscurité, grelottant de froid et de faiblesse. Dans le cercle, personne ne parle, tout espoir de débarquement à Madrapour s'est évanoui. Murzec détache sa ceinture de son fauteuil et va coller son visage à un hublot sur sa gauche. Puis elle se retourne et fait face aux passagers.

MURZEC: Je reconnais le lac! Et son quai! C'est ici que nous avons atterri hier soir!

Il y a dans l'avion un silence atterré. L'hôtesse emporte le verre et revient.

BLAVATSKI: Mais elle est folle! Comment pouvez-vous reconnaître quoi que ce soit! On n'y voit pas assez! D'ailleurs, le hublot par lequel vous avez regardé donne sur l'aile de l'avion.
MURZEC: Mais pas du tout!
BLAVATSKI: Mais si! C'est le vague miroitement de l'aile que vous avez pris pour l'eau! Avec beaucoup d'imagination!...
MURZEC: Mais pas du tout! Venez voir vous-même, si vous ne me croyez pas!
BLAVATSKI: Je n'ai pas besoin de me déplacer. J'ai une très bonne vue de ma place sur les hublots! Assez, en tout cas, pour constater qu'on ne voit rien, ni lac, ni quai!

Murzec revient à sa place. Chrestopoulos va vers la cambuse.

MURZEC: Je regrette de vous contrarier, monsieur Blavatski. Mais j'ai vu un lac et le quai qui le longe. Et je les ai reconnus ! C'est sur ce quai que les Hindous marchaient.
BLAVATSKI: Vous avez vu ce que vous aviez envie de voir! La vérité, c'est vous qui êtes véritablement obsédée par le souvenir de l'Hindou! Je suis sûr que lorsque vous allez prier dans le poste de pilotage, vous le voyez de l'autre côté du pare-brise voguer dans le ciel par ses propres moyens!

Là-dessus il se permet un petit rire. Murzec garde le silence.

ROBBIE /avec indignation/: Vous ne savez pas ce que fait Mme Murzec dans le poste de pilotage et vous ne devez pas non plus lui prêter des visions! Je ne vois pas la raison qui vous pousse à attaquer aussi grossièrement une femme qui ne se défend pas. Ou plutôt, si, je la vois. Vous ne voulez pas admettre que, depuis hier soir, l'avion a tourné en rond pour revenir à son point de départ.

Il y a des exclamations horrifiées.

BLAVATSKI /avec une rage contenue/: Ce que Mme Murzec a cru voir en regardant par le hublot déformant, n'a pas pour moi une valeur probante!

Chrestopoulos s'assied sur son fauteuil.

MURZEC: Je le répète, j'ai vu un lac, dont l'eau m'a paru très noire. J'ai vu un quai. Et j'ai même vu une barque amarrée au quai. Je les ai vus comme je vous vois. Et non seulement je les ai vus, mais je les ai reconnus.
CARAMANS: Comment savez-vous que c'était un lac? Faisait-il assez clair? Et votre vue portait-elle assez loin pour que vous puissiez distinguer l'autre rive?
MURZEC: A vrai dire, non.
CARAMANS /comme s'il prenait un élève en faute/: Alors, c'était, peut-être, un fleuve.
MURZEC: Non, un fleuve a un courant.
CARAMANS: Si l'eau était noire, vous ne pouviez pas distinguer le courant.
MURZEC: C'est possible.
CARAMANS /avec une insistance polie/: Et le cadre du hublot étant si petit, vous n'avez pas pu vous rendre compte des dimensions réelles de cette étendue d'eau.
MURZEC: Peut-être pas.
CARAMANS /avec une note victorieuse dans la voix/: Dans ces conditions, vous ne pouvez pas vraiment nous dire si vous avez vu un lac, un fleuve, un étang, ou une simple pièce d'eau...

II y a dans le cercle des petits ricanements.

ROBBIE: Mais c'est idiot. Ce qui est important, ce n'est pas que Mme Murzec ait vu un lac, un fleuve ou un étang ! L'important, c'est qu'elle ait reconnu le lieu de la première escale.
CARAMANS: Mais comment pourrait-elle le reconnaître, alors qu'elle le décrit avec si peu de précision?

Les petits rires reprennent.

L’HÔTESSE: Mais parce que je l'ai vu moi-même.
BLAVATSKI /d'une voix presque menaçante/: Vous l'avez vu? Et quand? Puis-je vous le demander?
L’HÔTESSE: A l'instant, quand j'ai ouvert l'exit. J'ai vu tout ce que Mme Murzec a décrit: le lac, le quai, la barque.
CARAMANS: Mais il ne suit pas de là que l'endroit où l'avion a déposé hier soir les Hindous soit le même.
L’HÔTESSE: Je n'en sais rien. Il faisait noir comme dans un four quand les Hindous ont débarqué.
BLAVATSKI /avec dérision/: Mais Mme Murzec, elle, a vu quelque chose!
MURZEC: Naturellement, puisque l'Hindou éclairait son chemin avec une lampe électrique, qu'il avait prise à l'hôtesse.
BLAVATSKI /d'un ton insultant/: Je voudrais remarquer que l'hôtesse, elle, n'a rien vu!
L’HÔTESSE: Mais ça ne contredit pas du tout ce que dit Mme Murzec. Moi, je n'ai rien vu parce qu'au moment où j'ai refermé l'exit, l'Hindou n'avait pas encore allumé ma lampe électrique.
BLAVATSKI: Rien ne prouve qu'il l'ait emportée, cette lampe!
L’HÔTESSE: Si! Moi! Au moment où l'Hindou a franchi l'exit, il la tenait dans sa main gauche et le sac dans sa main droite.
CARAMANS: Je vous demande pardon, c'est la femme qui portait le sac!
L’HÔTESSE: Oui, mais l'Hindou le lui a repris après l'incident avec M. Chrestopoulos.
CARAMANS: Je n'ai rien noté de ce genre.
L’HÔTESSE: Mais moi, je l'ai noté. Je ne quittais pas des yeux les mains de l'Hlindou à cause de ma lampe. J'ai espéré jusqu'au dernier moment qu'il me la rendrait. Je la lui ai d'ailleurs réclamée quand il a passé devant moi pour sortir.
CARAMANS /avec un scepticisme poli/: Vous lui avez réclamé votre lampe électrique? Alors je ne vous ai pas entendue. Et bien, que vous a-t-il répondu?
L’HÔTESSE: Une phrase en anglais, que je n'ai pas comprise.
ROBBIE: Mais je l'ai comprise, moi! Quand l'hôtesse lui a réclamé sa lampe, l'Hindou a eu d'abord un petit rire, puis il a dit: "Ils n'ont pas besoin de lumière, ceux qui, de leur plein gré, croupissent dans les ténèbres".

Tous se taisent. Les moteurs se mettent en marche avec un bruit feutré et , presque aussitôt après, les annonces lumineuses apparaissent de chaque côtés du rideau de la cambuse. Ces annonces ont quelque chose d'absurde: à l'exception de Pacaud et Mme Murzec, personne ne s'est détaché. L'avion se met à rouler en tanguant fortement sur le sol inégal. La lumière se rallume et les passagers se regardent un moment, l'air stupide, clignant sans fin des paupières. Le froid est intense.

L’HÔTESSE /en se levant/: Je vais préparer une collation et des boissons chaudes.

Elle va vers la cambuse. Il y a dans le cercle une sorte de détente.

ROBBIE /à Murzec/: Madame, vous avez dit que l'Hindou avait éclairé son chemin avec une lampe électrique. Vous distinguiez nettement le turban de l'Hindou et le sac qu'il portait au bout de son bras.
MURZEC: II marchait très près du bord et il balançait le sac au-dessus de l'eau. Ensuite, il a tendu le bras, il a ouvert les doigts, et le sac est tombé.
ROBBIE: Dans l'eau?
MURZEC: Oui, dans l'eau.
CHRESTOPOULOS /en se dressant/: C'est faux! C'est faux! Vous mentez! Vous venez d'inventer tout ça!
CARAMANS /la lèvre relevée/: Vous manquez à la courtoisie, monsieur Chrestopoulos. Rasseyez-vous, je vous prie. /à Murzec/ Madame, je ne reprends pas à mon compte les accusations qu'on vient de lancer contre vous. Mais votre récit m'étonne.

Murzec ne répond rien.

ROBBIE /avec défi/: Ce récit vous étonne? Pourquoi?
CARAMANS /à Murzec/: Et bien, madame, parce que votre récit est un peu tardif, avouez-le.
ROBBIE /avec passion/: Tardif! Je ne crois pas que ce soit une raison pour le suspecter. Après tout, Mme Murzec a vécu à l'atterrissage une expérience effroyable. Or, rappelez-vous, je vous prie, quand Mme Murzec a essayé de nous raconter comment les choses se sont passées, elle s'est heurtée de la part de certains d'entre-nous à l'incrédulité la plus déplaisante. Son récit a été littéralement haché par les interventions. Bref, tout a été mis en oeuvre pour refouler une vérité jugée indésirable et pour réduire Mme Murzec au silence. Ce n'est pas étonnant, dans ces conditions, qu'un souvenir, même un souvenir important comme celui-là, lui ait alors échappé.
CARAMANS /tourné avec courtoisie vers Murzec/: II va sans dire que je n'ai mis à aucun moment en doute la sincérité de Mme Murzec. Mais elle a pu faire erreur. La nuit était noire, les Hindous, distants d'elle d'une vingtaine de mètres, faiblement éclairés par une lampe électrique, Mme Murzec n'a vu en fin de compte que des silhouettes. Elle a pu être trompée par un jeu d'ombres, et d'autant plus facilement qu'elle était à cet instant en pleine panique.

Robbie jette un coup d'oeil à Murzec pour l'inviter à prendre la parole. Peine perdue. Murzec se contente de regarder Caramans.

ROBBIE: /à Murzec/ Et bien, madame, mais qu'en pensez-vous?
MURZEC: Mais rien. Si M. Caramans ne veut pas me croire, c'est son affaire.
CARAMANS /en se redressant, le regard sévère/: Madame, ce n'est pas que je ne veux pas vous croire! C'est que votre version des faits est tout à fait invraisemblable. Comment! Voilà un homme qui se définit lui-même comme "un bandit de grand chemin", qui nous dépouille de nos passeports, de notre numéraire, de nos chèques de voyage, de nos bijoux, et même de nos montres! Il réussit, en menaçant d'exécuter une passagère, à obtenir l'atterrissage de l'avion. Il s’enfuit avec son butin, et vous venez de nous dire que ce butin, il l’a jeté dans l’eau. Qui peut le croire?
SERGIUS /d'une voix détimbrée et faible/: C'est vrai que l'Hindou a déclaré qu'il était un bandit de grand chemin. Mais si j'étais vous, monsieur Caramans, je ne verrais pas dans cette phrase un aveu. L'Hindou pratiquait une forme d'humour très particulière, la plupart de ses déclarations étaient ironiques, et ce serait une grave erreur de les prendre pour argent comptant.
CARAMANS: Même quand il y a eu un vol ? Un vol qui justifie amplement la définition de lui-même que l'Hindou a donnée. Avec ou sans humour!

L 'hôtesse sert la collation.

ROBBIE: Monsieur Caramans, vous avez commis dans votre discours une énorme faute de raisonnement. Votre raisonnement est le suivant: l'Hindou nous a pris notre argent, nos bijoux, nos montres, donc c'est un voleur. Et s'il est un voleur, il n'a pas pu jeter dans l’eau son butin. Donc, Mme Murzec, en affirmant qu'il l'a fait, nous ment.
CARAMANS: Ou se trompe.
ROBBIE: Ou se trompe, comme vous voulez. C'est plus poli. De toute façon, vous partez de l'interprétation que vous donnez à un fait pour nier un autre fait, affirmé pourtant par un témoin. Mais supposez que ce fait-là soit vrai. L'Hindou nous a bien dépouillés, mais ce n'est pas un voleur, puisqu'il méprise nos dépouilles au point de les jeter dans l'eau dès qu'il nous a quittés. Et cela, notez bien, sans aucune nécessité, puisqu'il n’est même pas poursuivi.

Un silence tombe. Caramans souffle dans son nez avec dédain.

CARAMANS /la lèvre relevée/: II y a un point que je vous concède. J'ai,en effet, interprété le personnage de l'Hindou. Mais mon interprétation est,du point de vue du simple bon sens, la plus évidente. L'Hindou nous a volés. Donc, c'est un voleur. Cependant, Mme Murzec, je voudrais le souligner, a, elle aussi, une interprétation du personnage de l'Hindou: c'est un sage, un prophète, un saint...
MURZEC /d'une voix ferme/: Un sage, oui. Ou, si vous préférez, un maître à penser.
CARAMANS /avec un accent de triomphe/: Très bien! Et, quand il quitte l'avion, vous le suiviez comme le disciple suit son maître. Un disciple pour qui il est, bien entendu, impensable que son maître vénéré soit un vulgaire voleur. Il faut donc que l'Hindou, si je puis dire, se dépouille de nos dépouilles, et c'est ce que vous avez cru voir...
MURZEC /d'une voix nette/: Malheureusement pour votre thèse, monsieur, – une thèse très sécurisante pour vous – je n'ai pas cru voir l'Hindou jeter dans l'eau le sac. Je l'ai vu.

Dans la façon dont ces mots sont prononcés, il y a comme un retour en force de l'ancienne Murzec.

CARAMANS: Sécurisante! Et en quoi cette thèse est-elle sécurisante pour moi, pouvez-vous me le dire?
MURZEC /en baissant les yeux, d'une voix pénétrée, à Caramans/: Monsieur, si mes propos vous ont offensé, je les retire et je vous demande sincèrement pardon. Il faut bien le dire, les gens qui, comme moi, ont été méchants toute leur vie, ne se défont pas si vite d'un certain automatisme. Voyez-vous, le venin chez moi est toujours si près du coeur, les mots, qui blessent, si près des lèvres. Encore une fois, monsieur, je vous prie humblement de me pardonner!
CARAMANS: Madame, c'est moi qui vous dois des excuses, puisque je me suis permis de mettre en doute la fidélité, sinon la sincérité de votre récit.
MURZEC: Non, non! Vous aviez toutes les raisons du monde de mettre en doute mon récit et de me prendre pour une vieille folle.
CARAMANS: Je ne vous ai jamais prise... pour ce que vous dites, madame, mais j'ai eu le grand tort de contester votre témoignage au point où ma contestation a pu vous paraître injurieuse.

Ici Robbie se met à s'esclaffer, secouant son bassin d'arrière en avant, et entortillant ses longues jambes l'une dans l'autre.

ROBBIE: Si ce petit assaut de charité entre deux bons chrétiens est terminé, nous pourrions, peut-être, revenir au fond du problème...
BLAVATSKI: Madame Murzec, d'après votre version des faits, l'Hindou marchait en balançant son sac au-dessus de l'eau. Puis, tout d'un coup, il a tendu le bras et il a ouvert ses doigts. C'est exact?
MURZEC: Oui, c'est bien ainsi que les choses se sont passées.
BLAVATSKI: Merci. Et pouvez-vous me dire quelle tête avait l'Hindou quand il a fait ce geste?
MURZEC: Je n'ai pas pu le voir, puisqu'il me tournait le dos.
ROBBIE /en riant/: Mais, voyons, Blavatski, quel piège puéril! Quand on a été flic, on le reste toute sa vie ! Et pourquoi tendre un piège à Mme Murzec? Vous avez donc tellement envie qu'elle mente ou qu'elle se trompe? Vous tenez tant que ça, vous aussi, à la thèse sécurisante de l'Hindou voleur?
CARAMANS /avec agacement, à Robbie/: Mais enfin, pourriez-vous me dire ce que vous entendez par ce "sécurisant"? /avec un fin sourire/ A moins que ce soit là un de ces mots magiques du jargon contemporain. Auquel cas, bien entendu, il n'est pas nécessaire qu'il signifie quoi que ce soit.
ROBBIE: Mais je suis tout prêt à vous l’expliquer. Et d’abord, une constatation: vous voudrez bien admettre, monsieur Caramans, que, pour les passagers, il n'y a pas une différence bien appréciable entre le fait que l'Hindou ait emporté le sac ou qu'il l'ait jeté dans l'eau. Dans les deux cas, nous ne reverrons jamais son contenu. /un geste interrogatif/ Alors? Pourquoi tant de passion? Pourquoi tant d'efforts pour convaincre Mme Murzec d'erreur ou de mensonge? Je vais vous le dire: si l'Hindou a bien jeté le sac dans l'eau, sa personnalité devient infiniment troublante. Ce n'est ni un pirate, ni un bandit. C'est quelqu'un d'autre. Un sage ou un maître à penser, comme dit Mme Murzec. Qui sait s'il n'a pas été en fait délégué par le Sol tout exprès pour nous apprendre le dépouillement?
BLAVATSKI: Pfeu!
CARAMANS: Mais c’est du roman!
ROBBIE: Par contre, supposez que Mme Murzec se trompe. Oh, alors tout va bien! Nous sommes sauvés! L'Hindou est un simple truand! Tout rentre dans l'ordre! Ce voyage, malgré un petit incident, est un voyage comme les autres! Nous pouvons même espérer atterrir un jour quelque part! Qui sait, même à Madrapour! Dans un hôtel quatre étoiles au bord d'un lac!.. /il rit/ Et c'est pour cela, monsieur Caramans, que la thèse de l'Hindou voleur est pour vous si sécurisante.
BLAVATSKI: Conneries!

Caramans a un petit mouvement des épaules qui indique le désintérêt. Le cercle écoute attentivement ce dialogue. L'hôtesse emporte la vaisselle. Robbie vient s'asseoir dans son fauteuil, à côté de Sergius. Blavatski va vers les toilettes.

SERGIUS /d'une voix faible, à Robbie/: Chaque fois que j'essaye de comprendre la situation, je me heurte à un mur. C'est très angoissant.
ROBBIE /avec sérieux/: Vous posez la question de la finalité de ce vol? Mais, peut-être, n’en a-t-il pas... Nous sommes soumis entièrement à l'arbitraire du Sol...

Caramans va vers les toilettes.

MURZEC /sur le ton le plus douloureux, à Robbie/: Ne parlez pas comme vous venez de le faire de "l'arbitraire" du Sol, je vous en prie! Ce que vous appelez arbitraire c'est tout simplement une volonté que nous ne sommes pas capables de comprendre!
SERGIUS /à Robbie/: Mais à votre avis, quelle est la raison d'être de notre présence ici? A quoi servons-nous? Sommes-nous les cobayes d'une expérience?
ROBBIE: Ah, Sergius, vous retombez dans la science-fiction!
SERGIUS: Mon hypothèse n'est pas si absurde. Après tout, ce n'est pas niable: nous sommes dans un certain rapport avec le Sol! Il nous entend, il nous observe, il nous dirige.
ROBBIE: Mais ça ne veut pas dire que ce rapport soit humain ! Le Sol n'est pas nécessairement une entité malveillante ou bienveillante, comme le croit notre amie. /il fait un signe de tête dans la direction de Murzec/ D'ailleurs l'Hindou nous a mis lui-même en garde contre ces interprétations.
SERGIUS: Mais alors, que faisons-nous ici?
ROBBIE: /en regardant longuement Sergius/ Vous voulez dire avec si peu de temps derrière nous et si peu de temps devant nous? /avec une ironie à laquelle se mêle beaucoup de gentillesse/ Mais cette question, Sergius, vous auriez pu vous la poser aussi bien sur Terre. /se penchant vers Sergius, avec un air affectueux/ Vous êtes très anxieux, Sergius. Il faudrait vous détendre, penser à autre chose. Par exemple, à votre petite voisine.

Caramans revient des toilettes et s'approche de Sergius.

CARAMANS: II règne dans la classe économique un froid inexplicable. D'après Blavatski, la trappe du plancher qui mène à la soute aux bagages doit être mal fermée. Il va essayer de tirer ça au clair. D'ailleurs, c'est sa spécialité, de tirer les choses au clair...

Sergius, fatigué par la conversation précédente, fait le sourire approprié, mais ne dit rien. Caramans va prendre sa place. Blavatski revient de la classe économique et s'approche de Sergius.

BLAVATSKI /à Sergius/: J'ai profité de l'absence de l’hôtesse pour visiter la soute aux bagages. La trappe dans le plancher était mal fermée. C'est de là que venait l'air qui refroidissait la classe économique. Maintenant, tout est OK, sauf...
SERGIUS: Sauf?
BLAVATSKI: Sauf qu'il n'y a pas dans la soute la plus petite trace de bagages...
SERGIUS /pétrifié/: Blavatski, ne dites rien à nos compagnons. Vous allez à nouveau les bouleverser.
BLAVATSKI /en fixant Sergius, avec un air de supériorité/: Mais, voyons, Sergius, j'espère que vous ne parlez pas sérieusement. Il est tout à fait hors de question que je cache à nos compagnons ce que je viens de découvrir. Nos compagnons ont le droit de savoir exactement où ils en sont, et je manquerais à mes devoirs si je ne leur disais pas.
SERGIUS /d'une voix faible/: Je ne vois pas très bien ce que ça change. A l'arrivée, ils seront bien obligés de l'apprendre. Pourquoi devancer l'événement ?
BLAVATSKI: Libre à vous de mépriser vos compagnons au point de penser à leur mentir ou à les traiter comme des enfants qu'on protège de la vérité.
SERGIUS: Et à quoi cela leur servira-t-il de savoir? Vous avez l'air de penser que ce voyage est un voyage comme les autres. En êtes-vous sûr? Et croyez-vous, parce que nous sommes partis, que nous sommes certains d'arriver?

Blavatski considère Sergius, interdit.

BLAVATSKI: Vous déraisonnez, Sergius. D'ailleurs, vous avez une fichue mine.
SERGIUS /hâtivement/: Non, non. Je me sens très bien.
BLAVATSKI: Mais certainement, nous arriverons, Sergius! Vous n'imaginez pas que nous allons continuer à voler dans les airs pendant cent sept ans. Ça n'aurait pas de sens!
SERGIUS: Et notre vie sur Terre, elle a un sens?
BLAVATSKI: Comment? C'est vous qui dites ça, Sergius? Vous, un croyant!

Blavatski s'assied sur son fauteuil. L'hôtesse apporte l'Oniril, elle met la petite dragée dans la bouche de Sergius et elle le fait boire, en appuyant le bord d'un verre d'eau contre ses lèvres. Elle emporte le verre.

BLAVATSKI /en se levant/: Attention! J'ai découvert que dans la soute il n'y a pas de bagages...

Le cercle est frappé! Il y a des plaintes, des lamentations. Les pleureurs les plus véhéments sont Mrs. Boyd, Mme Edmonde, Chrestopoulos, qui se donne de grandes tapes des deux mains de chaque côté de la tête en s'injuriant. Mrs. Boyd pleurniche sans aucune retenue.

BOYD: Mon argent! Mes bijoux! Mes robes! On m'a dépouillée de tout!
BANISTER /d'une voix rieuse, avec un regard de connivence du côté de Manzoni/: Mais voyons, Elisabeth, cessez de vous désespérer! Vous n'êtes pas la seule à avoir perdu vos affaires! Et cette perte n'est pas irrémédiable.
BOYD /en reniflant sans pudeur/: Vous trouvez?
BANISTER: Vous n'êtes pas, comme vous dites, dépouillée. Je connais bien des gens qui s'accommoderaient de ce qui vous reste. A votre arrivée à Madrapour, vous téléphonez à votre banquier à Boston, et le lendemain au plus tard vous recevez un petit virement télégraphique. /ce "petit" est dit avec une petite moue/
BOYD /toujours pleurnicharde/: Pour acheter quoi? Dans ce pays de sauvages!
BANISTER: Mais comme moi-même! Des saris! Ils sont tout à fait ravissants, vous savez, et si féminins. /avec un sourire à Manzoni/ Je suis sûre que les saris vous iront fort bien. Ils sont à la fois sexy et majestueux.
BOYD /en jetant à Banister un coup d'oeil pointu, d'une voix gonflée de rancune/: Je suppose, qu'un sari vous sera surtout utile au moment où vous l'enlèverez.

Banister continue à sourire à Manzoni de la façon la plus offerte.

BLAVATSKI /s'adressant au cercle/: Mais vous les retrouverez, vos valises! Ou vous serez remboursés!

Robbie va vers les toilettes. Murzec s'approche de Sergius.

MURZEC: Comment allez-vous, Mr. Sergius?
SERGIUS /d'une voix faible/: Beaucoup mieux, merci.
MURZEC /avec une série de sourires encourageants/: Vous allez voir, vous allez guérir...
SERGIUS: Mais oui.
MURZEC: D'ailleurs, le Sol a laissé entendre que votre maladie était une erreur. Le Sol ne peut se tromper.

Sergius ferme les yeux.

MURZEC: En attendant, nous faisons tous ici des voeux pour votre prompt rétablissement.
SERGIUS /sans soulever les paupières/: Je vous en suis très obligé.
MURZEC: En tous cas, si je peux faire quelque chose pour vous, dites-le-moi.
SERGIUS: Merci, madame, mais l'hôtesse fait tout son devoir.
MURZEC: L'hôtesse est au-dessus de tout éloge. Eh bien, je vais vous laisser vous reposer.

Murzec s'assied sur son fauteuil. Robbie revient des toilettes. Ses traits sont tirés et les yeux creusés. Sa démarche a quelque chose de chancelant, ses jambes se dérobent sous lui. Il trébuche avant d'atteindre son fauteuil, et il serait peut-être même tombé si Mme Edmonde ne s'était pas dressée pour le retenir.

EDMONDE /avec une rudesse tendre/: Et alors! Ça va pas? T'es pas encore réveillé?

Robbie se laisse tomber sur son fauteuil avec lourdeur.

ROBBIE /à Edmonde/: Merci.

Le cercle regarde Robbie, puis son regard se détourne. L'hôtesse revient de la cambuse et va s'asseoir. Elle prend la main de Sergius et la caresse. Sergius tourne la tête vers elle.

SERGIUS: Faites-moi une réponse franche: vous m'aimez ou non?
L’HÔTESSE /avec sérieux/: Je crois vous aimer.
SERGIUS: Quand en serez-vous sûre?
L’HÔTESSE: Quand nous serons séparés. Le Sol m'a laissé entendre que mon sentiment pour vous était sans avenir.
SERGIUS: Parce que j'ai si peu de temps devant moi avant d'être débarqué?
L’HÔTESSE: Oui.
SERGIUS: Mais vous-même, un jour...

Sergius s'arrête. L'hôtesse réfléchit. Puis elle émerge de ses pensées, appuie ses lèvres sur celles de Sergius et pose sur ses jambes la couverture de Bouchoix. Elle s'assied de nouveau.

MURZEC /à Robbie/: Robbie, excusez-moi de vous le dire, mais vous avez ce matin une mine de papier mâché. Etes-vous souffrant?

Robbie ne tourne même pas la tête vers elle.

EDMONDE /l'oeil alarmé/: Mais c'est vrai, ça, mon bébé! T'as une pauvre petite gueule, qu'est-ce qu'y a qui va pas, mon minet?

Robbie ne répond pas davantage. Il est assis, raide sur son fauteuil, le cou droit, les yeux fixés devant lui.

MURZEC: Robbie, je me permets de répéter ma question. Etes-vous souffrant?
ROBBIE /dans la même posture rigide/: Pas du tout.
MURZEC /à l’hôtesse /: Mademoiselle, je pense qu'il vous appartient de prendre une initiative et de donner à Robbie une dragée d'Oniril.
ROBBIE: Pas du tout! Je ne veux pas de cette drogue. D'ailleurs, comme chacun peut le voir, je suis en parfaite santé.
MURZEC: Mais non, Robbie, il ne sert à rien de nous leurrer. Vous êtes souffrant.
ROBBIE /de la même voix faible/: Eh bien, madame, à supposer que je le sois, que pouvez-vous faire pour moi?
MURZEC /sans hésitation/: Prier.
ROBBIE /avec sérieux/: Maintenant?
MURZEC: Maintenant, si vous le désirez.
ROBBIE: Je vous en aurai la plus grande gratitude.

Murzec se lève et se dirige vers la cambuse. Elle se retourne et fixe ses yeux sur Robbie.

MURZEC: Robbie, ne voulez-vous pas, d'où vous êtes, accompagner par la pensée mes oraisons?
ROBBIE: Certainement, madame. Je prierai pour que vos prières soient efficaces.
MURZEC: Vous devriez prendre de l'Oniril, Robbie.
ROBBIE: Non, je m'en passerai.

Murzec disparaît derrière le rideau.

CARAMANS: D'ailleurs, il n'y a pas lieu de prendre l'Oniril pour une panacée. Il n'est peut-être pas adapté à tous les cas.
ROBBIE /d'une voix faible/: Là, je ne suis pas de votre avis. L'Oniril est très adapté à tous les cas qui vont se présenter ici.

Le silence.

L’HÔTESSE /avec une ferme douceur/: Même si Robbie acceptait les dragées d'Oniril...
ROBBIE: Mais Robbie ne les accepte pas.
L’HÔTESSE: Je serais bien en peine de lui en donner. A part la boîte que j'ai entamée pour Mr. Sergius, et que je lui réserve, la vérité, c'est que je n'en ai plus. Huit boîtes ont disparu.
BLAVATSKI: Disparus!
L’HÔTESSE /en sortant de la poche de son uniforme une boîte/: II ne m'en reste plus qu'une : celle que j'ai ouverte pour Mr. Sergius.

Les passagers regardent la boîte et se regardent, stupéfaits.

BANISTER /sur un ton tranchant/: Si huit boîtes d'Oniril ont disparu, c'est que quelqu'un les a volées.
ROBBIE /d'une voix faible, à l'hôtesse/: Combien y a-t-il de dragées dans une boîte?

L'hôtesse ouvre la boîte, et, versant son contenu dans le creux de sa main, elle compte à voix haute dix-huit dragées.

L’HÔTESSE: Vingt, puisque j'en ai donné deux à Mr. Sergius.
ROBBIE /après un calcul/: Neuf boîtes, et vingt par boîte, ça fait 180 dragées.

Il s'absorbe de nouveau dans un calcul.

BOYD /en fixant son oeil rond, irrité sur Chrestopoulos/: Mr. Blavatski, pourquoi ne demandez-vous pas à Mr. Chrestopoulos ce qu'il est allé faire dans la cambuse, dans les ténèbres.
CHRESTOPOULOS: Taisez-vous donc, espèce de folle! Je n'ai pas bougé de mon fauteuil!

En même temps, ses mains volent dans tous les sens, tâtent sa cravate, sa braguette et la trace de ses bagues.

BANISTER /d'une voix coupante/: Vous mentez, monsieur, moi aussi, je vous ai vu. J'ai cru que vous aviez faim et que, profitant de l'absence de l'hôtesse, vous étiez allé dans la cambuse voler un peu de nourriture. Mais la vérité, je le vois, est toute différente. Vous vous êtes emparé de l'Oniril! Le seul médicament dont nous disposons à bord! Et stocké en quantité suffisante pour être, en cas de besoin, distribué à tous!
CARAMANS: Là, vous extrapolez, madame. Il n'est pas inhabituel, à bord d'un avion, d'avoir quelques médicaments d'urgence. Ça ne veut pas dire qu'on va en faire une distribution.
L’HÔTESSE /à Caramans/: Je vous demande pardon, monsieur. L'Oniril était bel et bien destiné à être distribué, en cas de besoin, à tous les passagers.
BLAVATSKI /agressivement/: Comment le savez-vous?
L’HÔTESSE: Cela faisait partie de mes instructions.
BLAVATSKI /avec un ricanement/: Ecrites sur ce petit bout de papier que vous avez perdu!
L’HÔTESSE: Oui
BANISTER /à l'hôtesse/: Eh bien, si tel était le cas, vous auriez dû nous le dire.
L’HÔTESSE: Pas du tout. Mes instructions étaient formelles: je devais attendre, pour vous parler de l'Oniril, que le Sol me donne le feu vert.

Là-dessus, le cercle s'immerge dans le silence.

PACAUD /en se tournant vers le Grec/: Espèce de salaud! Ça ne vous suffit pas d'essayer d'escroquer vos compagnons de route à l'aide de soi-disant dettes de jeu! Vous volez aussi les médicaments! Eh bien, vous allez rendre ces boîtes tout de suite à l'hôtesse, ou je vous casse la gueule!
CHRESTOPOULOS /à Pacaud, ses mains voletant dans tous les sens avec indignation/: C'est faux! Je ne les ai pas! Et la gueule, c'est moi qui vais vous la casser!
CARAMANS: Messieurs, messieurs!
BANISTER /à Manzoni, du ton d'une suzeraine s'adressant à un vassal/: Manzoni, allez donc aider M. Pacaud à faire rendre gorge à ce truand.
MANZONI: Oui, madame.

Manzoni se lève, carre les épaules et marche sur Chrestopoulos comme l'ange exterminateur. Chrestopoulos se lève, regarde autour de lui d'un air traqué, pivote sur lui-même, tourne le dos à Pacaud et à Manzoni, court vers la cambuse, écarte le rideau et disparaît. Pacaud et Manzoni s'immobilisent. Manzoni, le sourcil levé, à demi tourné vers Mrs. Banister, la regarde comme pour lui demander des instructions.

BANISTER /sur un ton de commandement/: Fouillez son sac!

Manzoni ouvre le sac de voyage de Chrestopoulos avec répugnance.

MANZONI /à l'hôtesse/: Est-ce cela, mademoiselle?

Il remet à Pacaud une petite boîte grise, et Pacaud la tend à l'hôtesse.

L’HÔTESSE: C'est cela. Vous devez en trouver encore sept.

Une à une, Manzoni les extrait du sac de Chrestopoulos, et Pacaud les remet à l'hôtesse. Les passagers suivent cette opération en silence. Une main écarte le rideau de la cambuse, Murzec apparaît, suivie de Chrestopoulos, qui paraît se tasser derrière elle.

MURZEC: Mr. Chrestopoulos m'a tout raconté. Je vous demande de ne lui faire aucun mal. Qu'allez-vous faire à son sujet?
BANISTER: Mais rien.

Manzoni, Pacaud et Chrestopoulos retournent à leurs places.

BANISTER /à l'hôtesse, d'un air hautain/: Mademoiselle, mettez donc ces boîtes sous clef. Et confiez la clef à Mr. Manzoni.

L'hôtesse ne répond pas.

MURZEC: II ne suffit pas d'admettre à nouveau Mr. Chrestopoulos parmi nous, il faut aussi lui pardonner.
ROBBIE: C'est fait, c'est fait, madame, avez-vous terminé vos oraisons en ma faveur?
MURZEC: Non.
ROBBIE: Dans ce cas, vous pouvez laisser Chrestopoulos sous ma protection.

Murzec ne discerne pas l'intention insolente sous le sérieux du ton de Robbie.

MURZEC: Je vous remercie.

Pivotant sur ses talons avec une raideur militaire, elle disparaît.

ROBBIE /avec un air d'extrême lassitude/: Mr. Chrestopoulos est d'autant plus excusable qu'il a cédé à une illusion que nous connaissons bien. Il a pensé, comme chacun de nous ici, qu'il serait le seul à survivre.
CARAMANS: Mais que dites-vous là! C'est absurde! Vous délirez, monsieur! Et vous n'avez pas à nous imposez vos délires! /ses lèvres tremblent, il serre ses mains l'une contre l'autre, d'une voix irritée/ C'est inadmissible! Vous cherchez à créer la panique parmi les voyageurs!
ROBBIE /d'une voix très faible/: Je ne cherche rien de ce genre. Je dis mon opinion.
CARAMANS: Mais elle n'est pas bonne à dire!
ROBBIE /avec effort/: De cela, je suis le seul juge.
L’HÔTESSE: Je vais mettre sous clef l'Oniril.
ROBBIE: C'est inutile. Faites donc tout de suite une première distribution d'Oniril aux passagers qui en désirent.
BANISTER: Mais nous ne sommes pas malades!
ROBBIE /avec un pâle sourire/: Qu'est-ce donc... que l'angoisse?

Un silence tombe et même Edmonde se met à pleurer sans un sanglot, silencieusement, les larmes roulant sur ses joues et gâchant son maquillage.

PACAUD /à Robbie, d'une voix étranglée/: Nous ne sommes quand même pas malades au sens où l'est, par exemple, Mr. Sergius, ou... vous-même. Dans ces conditions, ce serait un peu du gaspillage de distribuer de l'Oniril à tout le monde.

Sergius ne bouge pas et n'ouvre pas les yeux.

ROBBIE /avec l'ombre d'un sourire/: Ce ne sera pas du gaspillage. Je viens de faire le compte. Les quantités ont été exactement calculées pour que chaque passager puisse recevoir deux dragées par jour pendant treize jours dans l'hypothèse, que je crois probable, où un passager sera débarqué chaque nuit.

Sur les visages des passagers – une affreuse stupeur.

CARAMANS /tout à fait hors de lui/: C'est de la pure folie. Rien, absolument rien, ne vous autorise à formuler une hypothèse aussi insensée! Vous n'avez pas le commencement d'une preuve pour l'étayer!
ROBBIE /d'une voix à peine audible/: II n'y a pas de preuve, seulement des indices. Mais des indices probants. Par exemple, le nombre des dragées. Le croiriez-vous, monsieur Caramans, on a même prévu qu'un des passagers refuserait sa part. C'est pourquoi il y a 180 dragées et non pas, comme le compte exact l'exigerait, 182.
CARAMANS: Vous divaguez, monsieur. Je ne crois pas un traître mot de ce que vous avancez!
ROBBIE /d'une voix extraordinairement faible/: Allons, monsieur Caramans, vous qui êtes si raisonnable, pourquoi ne pas vous faire une raison? Les choses sont tout à fait claires, maintenant. Il n'y a qu'une façon, une seule, de sortir de cet avion: comme Bouchoix.

L'hôtesse distribue l'Oniril. Caramans avale sa dragée, sort ses dossiers de sa serviette et s'y plonge, un porte-mine à la main, faisant mine de les annoter.

BLAVATSKI /avec une jovialité qui sonne faux/: Moi, agent du Narcotic Bureau, dont la tâche est de réprimer la drogue, je commence à me droguer!
PACAUD /à l'hôtesse/: Mademoiselle, êtes-vous bien sûre que cette dragée ne contienne pas un aphrodisiaque?

Mme Edmonde, qui a séché ses pleurs, fait un petit rire. Murzec revient du poste de pilotage et accepte docilement sa dragée. Mrs. Boyd et Mrs. Banister absorbent leur Oniril avec une sorte de détachement, comme si elles se soumettaient de bonne grâce à une formalité insignifiante.

MURZEC: Avez-vous pris de l'Oniril, Robbie?
ROBBIE: Non.
MURZEC: Mais c'est un héroïsme tout à fait superflu!
ROBBIE: C'est ce que je me dis.
MURZEC: Et alors?
ROBBIE /après réflexion/: Mais peut-être aussi je désire refuser les cadeaux du Sol.

Sous l'effet de l'Oniril, il y a un relâchement marqué dans l'attitude des passagers: Chrestopoulos enlève sa veste et desserre son col, Pacaud, lui aussi, retire sa veste, Blavatski, en bras de chemise, montre sans pudeur des bretelles mauves. Caramans, méditant, une main sur les yeux, a desserré son col.

BANISTER /à Manzoni/: Descendez-vous du fameux Alessandro Manzoni?
MANZONI: Peut-être. C'est bien possible.
BANISTER /avec hauteur/: Voyons, il n'y a pas de "peut-être", ni de "c'est bien possible"! Si vous descendiez du célèbre Manzoni qui appartenait à une vieille famille noble de Turin et qui écrivit de si beaux verts, vous le sauriez! Le doute ne serait pas permis!
MANZONI: Eh bien, disons que je n'en descends pas.
BANISTER: Alors, vous n'auriez pas dû suggérer le contraire. Vous savez, moi, je ne suis pas snob. /Manzoni la regarde, béant/ Vous pouvez être un homme tout à fait honorable et ne pas descendre de Manzoni. Il est inutile de se vanter.
MANZONI: Mais je ne me suis pas vanté! C'est vous qui avez mis le sujet sur le tapis, pas moi.
BANISTER: C'est moi, mais vous avez entretenu le doute par une réponse ambiguë.
MANZONI: J'ai répondu n'importe quoi. Je n'attachais pas d'importance à la question.
BANISTER /avec une fausse indignation/: Comment, signor Manzoni, vous n'attachez pas d'importance à ce que je dis?

Manzoni, désolé, commence plusieurs phrases, sans pouvoir en terminer une seule.

ROBBIE /à Banister/: Puisque vous connaissez bien la biographie d'Alessandro Manzoni, vous savez bien entendu, madame, qu'il est né à Milan, et non, comme vous l'avez dit, à Turin.

Sans rien répondre à Robbie, Mrs. Banister se tourne vers Manzoni et lui adresse son sourire le plus ouvert. Manzoni reprend courage.

MANZONI: J'avoue que vous me déconcertez.
BANISTER /en posant sa main droite sur son sein gauche/: Moi? Vous voulez dire que vous me trouvez mystérieuse?
MANZONI /avec la certitude qu'il va plaire/: Mais oui, vous êtes une énigme pour moi.
BANISTER /froidement/: En somme, vous ne vous renouvelez pas. Le coup de mystère, vous l'avez déjà fait à Michou.
MANZONI /très mal à l'aise/: Mais permettez, ce n'est pas du tout pareil.
BANISTER: Vous me décevez beaucoup, signor Manzoni. J'ai cru que vous alliez faire quelques frais pour moi. Mais non, vous utilisez le même truc avec toutes les femmes. C'est du tout fait. De la séduction de très grande série. Franchement, j'attendais mieux.
MANZONI: Vous ne m'avez pas compris. Ce qui m'intriguait chez Michou, c'est de la voir lire et relire le même roman policier.

De l'autre côté du cercle, Michou le regarde avec un complet mépris.

BANISTER /avec un sourire hautain/: Vous êtes un affreux menteur, signor Manzoni. Michou vous plaisait. Elle était la première sur votre liste, et vous avez essayé de la draguer. Sans succès aucun.
ROBBIE: Enfin, sans succès aucun, c'est une façon de parler...
MANZONI /en levant les sourcils/: La première sur ma liste?
BANISTER /d'un air négligent et léger/: Mais oui. Quand vous vous êtes installé dans cet avion, vous avez regardé autour de vous et vous avez jeté à Michou, à l'hôtesse et à moi, l'une après l'autre, et dans cet ordre, un coup d'oeil de propriétaire. C'était très amusant! /elle rit/ Remarquez, je suis assez flattée. Vous auriez pu ne pas m'apercevoir. Mais, d'un autre côté, comment pourrais-je jamais me consoler de ne pas avoir été la première?
MANZONI: Mais je ne suis pas en train de faire la cour à Michou. Michou, c'est fini pour moi.
BANISTER /oubliant son rôle, regarde Manzoni, la respiration rapide et les cils battants/: C'est fini?
MANZONI: En réalité, je me suis trompé. Michou est une fille absolument pas mûre qui s'est prise d'une passion d'adolescente pour un gringalet.
MICHOU: Quel con, ce mec!
BANISTER /avec hauteur/: Vous mentez encore, bien entendu. Michou a vingt ans. Vous la préférez à moi.
MANZONI: Pas du tout. Ce n'est pas le même attrait. Michou est acide. Elle vous agace les dents.
BANISTER /d'un air hautain/: Tandis que moi, on en a plein la bouche? Eh bien, puisque nous sommes des aliments pour vous, si vous passiez mon tour, si vous alliez tout de suite goûter à l'hôtesse?

Manzoni se tait. Alors Banister lui prend les mains, mêle son regard au sien et avec le tranquille aplomb d'une grande dame, elle se penche sur lui et lui dévore les lèvres. Tout à coup, de chaque côté du rideau de la cambuse, les voyants lumineux sont éclairés. Ils annoncent en deux langues: "Attachez vos ceintures", "Fasten your belts".

L’HÔTESSE: Attachez vos ceintures, s’il vous plait!

Personne ne parle. Les passagers se regardent, l’air stupide, et bouclent leurs ceintures.


Rideau

Des deux côtés du rideau abaissé, dans les ténèbres de la salle, s’allument les voyants lumineux, ces signes d’alarme, qui donnent à penser...



FIN

TEXTE RUSSE / РУССКИЙ ТЕКСТ